CENT POÈMES + UN et quelques mots encore pour Christian David

J’ai souhaité dire quelques mots autour des poèmes qui vont vous être lus à présent par Sophie-Aude et sont à la fois cent et cent + un, le dernier ayant un statut particulier, puisqu’il échappe à l’ensemble des autres.

Je les ai écrits pour notre ami Christian David qui s’est lui-même échappé de notre monde le 2 octobre 2013. Je les lui ai envoyés alors que sa maladie avait pris le tour irréversible qu’il connaissait. Le 101ème, confié à sa compagne Bernadette pour lui être lu avant sa mort, lui a été redit par mon épouse au cimetière de Saint-Cloud, le jour ensoleillé de ses obsèques.

Christian David, philosophe, médecin, psychanalyste, peintre et poète, était un homme des Lumières et un homme lumineux. Mais il aimait la discrétion de l’ombre. Il s’échappait par des trous qu’on voit dans la lumière, si on la regarde de l’intérieur. Sachant que ce qui nous échappe dans la vie n’est qu’un avant-goût de ce qui nous échappe dans la mort, il souriait de ceux qui ont pour ambition de s’emparer du monde, y compris du monde de la vie psychique dont il pensait, comme Freud, que nos grands écrivains l’avaient approché avec plus de finesse que bien des spécialistes. A ces vains conquérants il préférait les poètes.

La poésie cherche son chemin entre la force qu’offrent les mots et leur fragilité d’êtres de passage, de funambules bel et bien confrontés au vide au-dessus duquel ils avancent et tout autant reculent. La poésie ressemble beaucoup à l’homme. Elle lui montre son destin, non pas seulement dans le livre qu’elle ouvre à son intention, mais directement en lui, dans son corps et son âme mêlés et même entièrement pris dans la nature et la culture, terre, mer et ciel, et coeur compris. Les tâtonnements savants du psychosomaticien qu’aura été Christian David rejoignent à cet égard ceux du poète. Aussi bien la poésie n’est-elle pas un grenier où les enfants se retrouvent avec tout ce que les parents y ont renvoyé comme dans un cimetière suspendu et où, reformant une totalité de cette dissémination constellante, ils se refont un corps à la mesure de l’histoire ? Mes pauvres cent poèmes ne pouvaient refaire le corps de mon ami, mais ils l’aideraient peut-être à se retirer dans ce grenier d’enfance où le corps et l’esprit se rejoignent pour se construire ensemble une échappée -une échappée qui prenne le relais musical de l’histoire bientôt refermée.

C’est aussi bien le sens de ce rajout du 101ème poème qu’il faut voir tout autant comme un retrait et qui symbolise le détachement de l’un par rapport au multiple, mais sait-on jamais ce qu’il en est de l’appartenance vis à vis du décrochage, ce que, pour parler d’un homme banni de sa patrie -ou de sa communauté comme Spinoza- on appelle « l’exil » ? Prépare-t-on l’exilé à l’exil, et se prépare-t-on soi-même à perdre un ami en chantant par avance ce qui déjà se dessine et que Christian David lui-même dans un de ses textes appelle « l’informe » ? Et peut-on chanter cela, cela précisément qu’à ne pouvoir nous le représenter nous ressentons jusque dans notre corps non pas seulement comme le silence mais le vide, le rien qu’aucune poussière ne matérialise sur quelque lune que ce soit et à laquelle nous pourrions nous raccrocher ? C’est pourtant ce que nous faisions – du temps où il était encore en vie- de nous chanter ces passages de la forme à l’informe et ces retours encore possibles de l’informe à la forme dont la poésie entre nous reprenait à sa façon les va et vient entre l’inconscient et le conscient qui étaient le lot commun de nos pratiques. Les limites de nos expériences et leur franchissement parfois hasardeux nous étaient d’ailleurs à cet égard aussi nécessaires que ceux de l’art vécu au quotidien par les pauvres humains qui s’y mesurent. Car quelle créativité -fut-ce précisément celle de la psychanalyse- peut s’affranchir du risque de la vie et du côtoiement avec la mort qu’il implique jusque dans la constitution du désir ? Dans quel au-delà l’objet perdu de l’art peut-il ainsi être retrouvé ? Spinoziste, Christian David s’en tenait aux ressources de la nature et de la matière dont à ses yeux la complexité suffisait pour que notre modestie d’aventuriers en humanité nous dispense de nous prendre, comme cela se voit, pour de nouveaux prêtres. L’homme, rien que l’homme, et le psychanalyste logé à la même enseigne hors des consécrations illusoires, conduisait sa vie. A l’heure d’accomplir son destin, Christian David a choisi la mort, dès lors que sa nécessité s’imposait. Stoïque assurément, cette position relevait aussi d’une esthétique au sens noble de l’accomplissement du geste, tel que Rilke peut l’évoquer pour sa retenue, dans sa Deuxième Elégie centrée sur les amants. Ainsi le mourir comme l’aimer peut-il relever d’une sorte d’accueil qui associe le désir et la soumission dans un effleurement de l’altérité alors absolue de l’autre en son étrangeté, ou comme le dit Christian David dans son dernier article « le corps (est un) étranger » son « étrangereté ».

Mais cette volonté, cette dernière volonté comme on dit, résonne si intensément encore dans le silence où notre amitié s’est jetée à la façon d’un fleuve dans la mer, qu’il me faut ici l’évoquer pour ce qu’elle donne de force aux éléments qui la composent.

C’est le dernier jour où nous nous voyons et je me tiens devant lui pour le quitter. Il se redresse sur son lit et, me tendant la main, me dit avec la douce fermeté du roi sans royaume qui pourtant règne sur cette partie encore émergée de lui : « Adieu »… et son regard vient au-devant du mien et l’emporte, au-delà de cet îlot de terre que nous partageons pour un instant, m’associant au grand cercle marin qui n’a jamais cessé il est vrai de nous entourer, la mort dans son intrication avec la vie nous étant familière depuis longtemps.

Cet adieu appelait une réponse qu’il me semblait que mes poèmes n’avaient pu apporter et c’est alors que j’ai écrit le 101ème en rêvant d’un autre chant qui sans aucun doute ne me satisferait pas davantage. Car nous voudrions un monument digne de celui que nous perdons. Un monument qui aurait la consistance symbolique de son implantation dans « un autre monde », mais un monde assez semblable au nôtre pour qu’on puisse y bâtir une maison. Donner forme à l’informe ! Mais soudain la dialectique implicite à toute création – pour qui sortir de la forme, la subvertir est une loi vitale – me revenait à l’esprit. Et surtout je pensais à la réalité de Christian David.

Pouvait-on l’enfermer dans son œuvre, comme le ferait la notice nécrologique qui lui serait consacrée ? L’autorité de sa pensée méritait-elle qu’on lui donne le pas sur la complicité qu’il avait avec les chats, sur son amour de la musique, sur l’amour tout court qui avait été son objet d’étude et certainement bien davantage ? En amitié la fidélité de cet ami avait pour socle l’indépendance qui est une solitude choisie. L’exil volontaire peut être une réponse à la menace d’emprisonnement. Un psychanalyste digne de ce nom peut-il se laisser prendre au piège du consentement à la violence du pouvoir, fut-ce le sien ? Plutôt se retirer à cette distance de soi, sur ce sommet si peu que ce soit détaché de la chaîne d’où le paysage qui se découvre se confond avec les nuages, « les merveilleux nuages » dont parle Baudelaire.

Qu’on soit un peu pris de vertige à ces hauteurs, qu’on se tâte pour tenter de savoir si on ne fait pas soi-même partie de ces nuages, faut-il s’en étonner ? La mort de notre ami nous livre à une incertitude telle que celle qui nous pénètre la nuit, si un bruit nous réveille dans une maison que nous ne connaissons pas. Nous ne croyons pas aux fantômes mais comment ne pas penser à cette « ombre qui marche » dont parle Shakespeare. Pourtant l’ombre est une partie de la lumière. L’exilé renvoie la question des racines à celle du soleil qui brille pour tout le monde. Qu’est-ce qu’une vie ? Qu’est-ce que la vie ? Chanter, dit l’ombre chère, et en effet si la matérialité de la parole n’empêche pas les mots de voler depuis au moins Homère, c’est aussi que la légèreté doit être rendue à l’être, c’est aussi que le silence doit passer dans la musique comme entre le patient et son analyste.

Aussi bien, après que la séance est retombée, n’est-ce pas la main de Christian David que nous voyons dessiner sur le papier les lignes croisées de l’ombre et de la lumière, telles qu’elles poursuivent en lui leur parcours chromatique. Car c’est qu’il s’agit de ce qu’on appelle en musique une fantaisie, composition qui associe la liberté et la rigueur. Mais voilà bien sans doute de quoi secouer les colonnes du temple, quand la théorie rigidifiée se substitue, comme il arrive, à l’atelier de création. L’attention du psychanalyste n’est pas seulement flottante, elle est celle d’un homme qui ne renonce pas à ce qu’il sent. Car nous savons que nos patients nous demandent d’être nous-mêmes au delà parfois de ce que, malgré notre expérience, nous en connaissons. C’est le métier qui le veut, plus proche à certains égards de celui du trapéziste dont le filet rassurant risque toujours de ramener l’art à sa technique au mépris de l’enjeu qui la dépasse. « Plutôt que de dire de moi : Christian David, psychanalyste, dites plutôt »-me confiait l’intéressé – « a pratiqué la psychanalyse » car, ai-je compris, la pratique n’est pas un statut ni même une fonction mais une action quelque peu aventureuse, telle celle d’Ulysse œuvrant avec la mer et le ciel sans oublier les dieux et les passions. Pour rendre la vie à la vie, Vincent Van Gogh ne devait-il pas se jeter dans les blés, bravant dieu sait quel soleil, et il était le jaune jusqu’à la nuit. Christian tournait autour de la Sainte-Victoire comme si la psyché débarrassée de sa forme conventionnelle allait devoir retrouver dans une vision de sa complexité la structuration d’un tableau de Cézanne. Mais c’était à la musique de Schumann qu’il revenait. Car l’artiste a une dette vis à vis du monde. Et le monde lui doit ce qu’il devient. Et dans une amitié entre deux hommes ce qui revient à chacun n’est sans doute que la part de l’autre en soi, comme entre le musicien et l’interprète, quand les identités se rejoignent sans pour autant se confondre.

Mes cent poèmes donnés au vent appartiennent donc à un air en mouvement qui était celui qu’à la fois nous respirions et nous chantions, et nous n’en tirions que la gloire de nous entendre comme ceux qui écoutent la mer dans les coquillages. Peut-être étions-nous des coquillages tout aussi bien. Mais le vent soufflait et il souffle encore, et si vous l’entendez à votre tour, sachez qu’il vient de là-bas où nous allons, comme ce qu’on appelle l’esprit, cette forme sans forme d’une vie qui nous échappe ; rattrapez-la et laissez-la s’enfuir à nouveau. Cette fuite de la fugue après la toccata ne dit pas que la dureté de l’exil, elle offre la chance du retour, mais le retour n’étant pas toujours la répétition du souvenir, elle annonce, elle prophétise, il y a de l’avenir dans la perte, du rire jusque dans les larmes et bien sûr si quelqu’un le sait ici, c’est Bernadette la compagne de Christian, l’amie depuis plus longtemps encore, dont la peine n’a pas éteint le goût de peindre et d’être avec nous dans la continuité de ce vent qui nous inspire et dans lequel je vois le sourire de celui à qui cette soirée, ce poème Temps bleu fil noir illustré par Bernadette et mon modeste ouvrage sont dédiés.

L’ami Christian David s’était depuis longtemps retiré dans un pays plus accueillant que celui qui se reconnaît dans les organisations où la pensée s’installe comme l’argent dans les coffres. C’était une île où soufflait le vent, et où les idées, comme les couleurs et les sons, suivent les chemins des côtes escarpées au risque de tomber à l’eau, et même parfois s’envolent, afin de se poser plus loin sur une pierre qui se tient debout au milieu des vagues. Il dessinait, il peignait, il écrivait comme, quand on écoute la rumeur marine et les cris qui la traversent, on voit ce qui se cache dans l’épaisseur du bruit qui encombre la connaissance, et le silence revient de loin. La psychanalyse si malmenée par ceux qui la jalousent, y compris parfois ses gardiens zélés, fut aimée par Christian David pour ce qu’elle exigeait de présence à l’intime, dans ce que l’intime a de si vaste en lui qu’il ne s’ouvre qu’au vent du large.

C’est ce que j’ai reçu de lui et que j’ai tenté de lui rendre en écrivant ces 100 + 1 poèmes et encore avec ces mots que je vous remercie d’avoir accueillis pour rendre grâce à sa mémoire.

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Jean-Pierre BIGEAULT a écrit ce texte en août 2014, en pensant déjà à l’hommage qu’il voulait rendre encore et déjà
à son Ami,
ce 30 novembre 2014.
J.-P. BIGEAULT