COMME UNE AILE

Ecran large d’un paysage atténué1

Nous marchons. Nous prenons l’œuvre à la marche au cœur de la nuit, sa blancheur, notre fidélité cosmique et c’est le jour :

« Ces pas de l’unique à l’aube
ciel qu’étire »2

Avons-nous jamais su le mot dans sa matière ? Fût-ce dire : « notre corps », et se lancer au fond du monde – et nous, en ce mélange de terre et de pensée au frémissement de l’eau, et buvant la lumière dans son triomphe.

Voyager dans l’œuvre si tôt ! Juste avant le lever de l’homme. Peindre, écrire au bord du désir de faire le tableau et son poème, comme si nous devions rêver ce qui fut : le coup d’envoi – cette intime clarté – dans son esquisse éperdue.

*

Quand l’espace nous revient au visage, quand il neige sur un pré qui s’enfonce dans la mer et que, au fond de la maison obscure le silence – comme un enfant oublié – se parle à lui-même, c’est un cri.

Je ne crois pas que l’art soit étranger à ceux qui le craignent. « Tout ange est terrible » dit le poète Rainer Maria Rilke.

« Ange dépecé / Éclisse / Détachée d’une foudre intacte »3 répond Françoise Jones.

Si je m’approche du monde, quand cette immensité de la maison vide se jette sur mes yeux et que je commence à voir, au milieu des vagues, le refuge d’une ombre, je pourrais danser entre l’eau et le ciel

« Habitacle d’un ciel d’image » 4
« trame que déploie
Ce pré
qu’un ocre pâle soulève »
5

Mais quel silence ! Il faut bien que les formes de cet espace s’ordonnent « à distance due »6, « histoire foulée à contre-jour »7 « comme une chute »8.

Et quand bien même nous marchons hardiment dans l’épaisseur avec les pierres et les « feuilles foulées d’une forêt close »9, ce monde nous parle :

« Convoi rauque de maisons qui furent demeures »

« Bute à l’abîme »10

Qu’il nous faille retrouver en nous le moment de nous en remettre à l’obscur et à sa neige pour suivre le fil qui relie notre vie à l’absence, là où l’abandon ne se comble que d’une attente, ne le savions-nous pas ? Mer ou désert, l’espace et le temps se font et se défont avec la moindre des étoiles. Œuvre de l’incessant effort et du repos, le secret de cette marche conjugue en nous l’effroi et l’espérance, et nous allons mystiques si l’on veut, le nez dans les pierres enfouies et rudes au vent qui les lance.

« Verdures au vide appendues
cris
noués
Transports d’ailes saisies »11

*

Si nous savions regarder le monde et l’homme comme ils sont, dans la rugosité de leur tendresse, si nous savions retrouver les coutures rustiques et fines de leurs assemblages, sans doute -irions-nous au bout de la nuit ?

C’est pourquoi nous devons longer « l’ourlet » de la « falaise », appui et marge du « jeu » de la vie jusqu’à « l’arrêt du fleuve, hors tout »12. Structure d’un espace qui traverse le temps, comme fait le souffle de saccade en étalement, mer et plaine, et montagne où se tiennent les secrets : la parole est écrite derrière ses propres signes. Cette vérité du monde est notre visage, « sable et poix »13 sous les plis de la neige. Et pour lentement surgir, encore plus lourds, de ces amas d’or et de sang dont nous brûlons, et pour doucement renaître de nos enfouissements, quel dessein rendre à la matière ?

Ce chemin ardu que nous avions pris sans le savoir, depuis que les mots nous avaient trahis, nous demandait aussi de le perdre aux « lises »14 – « tels confins instables »15 selon cette cruelle nécessité qui porte le poème « trame »16 de l’ombre.

Se taire enfin devant la mer !

Et comme, au-delà de soi, ce large reconquis sur le lointain – quand le corps se voue à d’autres vagues – ouvre l’espace, quelqu’un sera passé, sa force nous étonne, et c’est pourtant « sous l’herbe lente : Ton souffle »17

*

Nous sommes devant l’œuvre en plein jour. De nos yeux jusqu’à l’horizon, l’invisible commande le roulement des formes. C’est à l’intérieur du trait ou de la tache que se tient le mot retrouvé. Qui l’aura sourdement prononcé ? Quel naufragé lève sa paupière en feu ? Nous l’appelons monde. Nous l’appelons corps d’une âme errante, et pourtant l’esprit de l’espace sait où il va. La route est tracée sur notre front. Voyageur, suis ta route !

C’est ainsi que l’œuvre devient nôtre. Ce que nous avions appris de la mer, de la campagne mais aussi de la ville fut toujours plus que la construction de leurs formes qui ne font que traverser la lumière et la nuit, comme si nous les portions. La réalité nous habite. Inutile de rêver, puisque la pensée pèse sur sa balance le lourd passage des oiseaux migrateurs, quand les savoirs fuient l’hiver et tracent dans l’air les monuments de leurs voyages. L’art de vivre ici se détache avec les images et gagne le pays, « Transport d’ailes saisies »18. Travail. Ce qui travaille fait vie. Par ce mouvement d’antique violence le mot à mot sera repris et, de cri en cri, il rejoint la rude espérance.

*

Rumeur de l’être. Quelqu’un parle. Entre les fragments et les masses partis à l’aventure, quel soi demeure à l’horizon ou sur la pierre moussue ? Se taire mais dire l’ailleurs d’ici, le fragile passage et sa force, sans en faire un discours, en le serrant de près :

« Ouvrir l’oeil et puis le clore
sous la profusion du sang lever la veine forte
laisser sourdre l’infiltré
et, demi-tour, que par torsion
il réintègre ce qui, blanc de la page, est nuit de l’être
 »19

Quand le bruit et la fureur du monde se plaisent à se fondre dans le ruissellement linéaire des principes – voire leur géométrie bouffie – la main prend le pli de l’objet dans sa nudité d’anachorète, et le ciel se découvre. C’en est fini du mensonge : l’homme n’est ni un dieu ni cette poussière de cendre d’un feu perdu, il marche dans les étoiles. Il s’adresse à elles comme à des sœurs. Mais nul spectacle. Nulle célébration familiale, ni d’ailleurs militaire. Les déserts sont ce qu’ils sont, imprenables, sobrement attachés aux sporadiques et intermittentes vérités, ancrés dans le temps oscillant de leurs sables, et debout. Comme le regard. Comme la nuit des yeux, quand la solitude se met à peupler le cœur de ses ombres chères.

Il faut bien que l’œuvre chante un amour sans nom. Que le non nommé soit le vrai de ce qui, de forme en forme, nous unit à une essence, fût-ce un parfum. La fleur gravée dans un rocher n’est sans doute plus qu’un souvenir. Trace d’une aube au bout de la presqu’île. Au cap, quand Françoise Jones s’envole, les oiseaux de mer l’emportent et nous, droits devant tant d’espace pour une femme qui peint « Comme une aile / La joue du vent ».20

Jean-Pierre Bigeault
Janvier 2018


1 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
2 JONES (F.), in Vert pourtant d’une nuit dormante, 2006.
3 JONES (F.), in Détachée d’une foudre intacte, 2009.
4 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
5 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
6 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
7 JONES (F.), Tertres, 2001.
8 Idem.
9 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.
10 Idem.
11 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
12 JONES (F.), Tertres, 2001.
13 JONES (F.), Tant se perdirent, in Le  Nouveau Commerce, 1996.
14 JONES (F.), Tertres, 2001.
15 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
16 Idem.
17 JONES (F.), Tertres, 2001.
18 JONES (F.), in Transports d’ailes saisies, 2003.
19 JONES (F.), L’incontournable, in Ellébore 4, 1980.
20 JONES (F.), in Feuilles foulées d’une forêt close, 2014.

Annie Meunier – Pastels

 

Les tableaux de l’été que nous gardions en réserve de nos coeurs sont sortis un beau jour avec les enfants. Ils s’étaient cachés à notre insu (c’est ce que nous disions) dans la grande maison où il y avait tant de choses entreposées que la lumière n’y entrait pas.

Ce fut alors un village entier qui se découvrait avec ses maisons, ses jardins et ses oiseaux. L’eau de la rivière y avait ouvert une voie pour la parole, c’est-à-dire le passage musical par où les hommes pourraient faire descendre les pensées qui, dans les chambres, auraient fini par s’étouffer. Les fleurs et les fruits s’y rencontraient, un peu au dessus de l’eau, dans les feuillages de son miroitement mangé par le soleil, et à la hauteur des toits enfantins où vont jouer les maisons, quand elles en ont assez de se regarder, plantées devant les passages de la lumière, comme des messieurs et des dames d’autrefois.

Ce monde-là, suspendu au dessus de notre mémoire, se balançait sur un fil ténu, pas plus gros qu’un chant d’oiseau, et il résistait à la mélancolie des gros nuages, comme il en arrive qui nous pénètrent, si nous rentrons trop vite à l’intérieur de notre passé ! Mais les années, retravaillées par l’eau crue des moulins ou par les mains érodées des laveuses, n’avaient-elles pas ravivé leurs couleurs dans la profondeur retrouvée des images que blanchit le temps qui passe ? aLavées de neuf, transportées dans les arbres et accrochées aux plis du ciel que le vent avait pailleté de pluie, n’avaient-elles pas enflammé la fleur grande ouverte au fond des choses ?

Car l’été vient prendre aussi les choses, là où leur poids de simples choses les retient de s’aventurer jusqu’au désir humain. Il les aspire de tout le souffle dont il s’est gonflé en chevauchant les forêts d’eau. Il les pousse à traverser leur propre matière et à s’élever jusqu’au regard d’où, comme des dieux invisibles, elles sont capables de se modeler sur l’esprit, cette forme qui les tire du sommeil et, une fois réveillées, qui les fait accéder à la noble fluidité des signes. Les tableaux de l’été ainsi vus de tant d’yeux, le monde ancien qui s’était durci d’un hiver à l’autre s’est mis à s’écouler aussi doucement que le lait du jour, quand il affleure à la limite de l’eau et de l’air, devant la bouche d’un visage encore pris dans la nuit. La peau de ce visage, comme celle d’un fruit, avait développé, bien au-delà de sa chair, des bondissements qui avaient fait sauter les arbres, les clochers, les proclamations, les hymnes, sur des plages qui volaient. Car chaque chose, entrée dans le visage, y avait soulevé des sables, le désert de l’attente humaine y ayant enfoui ses puits pleins d’oiseaux.

Ainsi le moindre vase, veilleur précieux d’une table insulairement sommeilleuse, ou quelque silencieux fauteuil inféodé à l’ombre de ses assises, en savent-ils toujours plus long sur les recours de l’amour que le sentiment insistant de la perte, quand ce qui est perdu l’est depuis si longtemps que les choses – comme le corps – de ce temps-là où elles pleuraient déjà l’effacement ardent de la chute, n’étaient que des météores.

Mais la lumière dont elles sont aujourd’hui nourries est une aube sans cesse reprise à la nuit. Nous sommes de cette aube-là. Notre été, par la transparence de sa pierre, nous fait voir la vie touffue des feux d’étoiles, lorsqu’ils s’interpellent et se répondent dans notre sang.

Autour de nous, le village, d’une folie à l’autre – tout aussi secrète – faisait tourner son manège de collines à cheval et de vallons volants. Il y avait entre nos chemins d’intimité furtive et la grande roue de campagne cascadante, des accointances qui nous rendaient le jour plus familier dans son amoncellement de bagues et de bracelets aux reflets d’eau. Une femme dont le pinceau est un enfant les avait poussées jusqu’au soleil.

Jean-Pierre Bigeault – septembre 2010


 Pour aller plus loin, lire l’article de Karine Ringot :  « Annie Meunier, une montmartroise haute en couleur », sur le site montmartre-addict.com

LA PÉDOPHILIE DES PRÊTRES – L’arbre qui cache la forêt – J-P. Bigeault – Mars 2010

La pédophilie des prêtres suscite une indignation qui ne contribue pas nécessairement à en éclairer les causes, voire plus largement la signification. Les mesures dont on veut croire qu’elles endigueraient le phénomène (une meilleure évaluation des aptitudes à la prêtrise, la non obligation de célibat) pourraient bien clore un débat difficile avant même qu’il ne soit ouvert.1 Car enfin ce retour des célibataires en brebis galeuses a un arrière goût de XIXème siècle qui sent, qu’on le veuille ou non, la discrimination !

La pédophilie en effet ne résulte pas seulement dans la plupart des cas d’une simple perversion individuelle. Elle se développe souvent dans le cadre d’une famille, voire d’une famille « unie » au sens où elle fait bloc, y compris et surtout lorsqu’elle se sent attaquée par le monde extérieur. Il faut donc croire que la famille n’est pas davantage une garantie contre l’insatisfaction sexuelle que contre l’immaturité affective. La pédophilie y résulte spécifiquement d’une situation de confusion qui affecte généralement le couple lui-même, jusqu’à rendre plausible ou effective sa complicité objective dans le crime. La famille ferme d’autant plus les yeux que la violence des actes s’y dissout dans un bain de bons sentiments.

Ce fonctionnement familial d’une « pédophilie ordinaire » – que tendent à faire oublier les viols caractérisés – n’est sans doute pas évacué par hasard, lorsqu’on imagine que le mariage des prêtres – c’est-à-dire des mêmes qui, célibataires, seraient devenus pédophiles – ferait disparaître la pédophilie. On ne veut en effet pas voir que l’Eglise, comme la Famille, se trouve confrontée aux mêmes risques de confusions perverses auxquels elle ne sait opposer que la pratique, sinon la règle, du secret et, s’il le faut, de l’union sacrée contre ceux qui lui veulent du mal ! Le secret en effet, par lequel ces institutions s’appliquent à contenir le scandale, constitue l’une des pierres angulaires sur lesquelles se construit un espace privé qui se veut au-dessus des lois. Le modèle patriarcal y prévaut. Et dans le cas de l’Eglise, sa référence directe à Dieu en assoit l’autorité sur une Loi supérieure à toutes les autres.

Ainsi, au-delà d’une hypocrisie institutionnelle somme toute assez banale, on devrait s’alarmer davantage que l’Eglise, comme la Famille dite traditionnelle, protège d’autant plus naturellement ses pédophiles qu’elle contribue à les produire, en les plaçant, par délégation, dans une situation de toute puissance dont elle est elle-même la dépositaire. Identifié au Père, voire au Saint Père, voire encore à Dieu le Père, et soutenu par la Mère (alma mater), le prêtre est aspiré par l’abus de pouvoir comme l’ancien « pater familias », ou en tous cas son simulacre. Il y est porté par la poussée infantile de ce qui, dans sa sexualité y compris normale, participe d’un archaïsme où le narcissisme se pare de la séduction d’une force supposée supérieure.

Faut-il encore ajouter que le prêtre, en même temps qu’il lui faut être père, doit aussi rester un enfant ? Sa soumission, illuminée par son innocence sexuelle (démentie par les faits avérés d’auto-érotisme, d’hétéro et d’homosexualité) doit imprégner la force d’un idéal que son orientation spirituelle est censée délivrer de sa source trouble et tumultueuse. « Priez, mon fils », disait l’évêque de Nancy au tristement célèbre curé d’Uruffe !

C’est que l’Eglise, dans un singulier déni de réalité, pose que l’idéal du prêtre atteint la sublimation par le seul double effet de la volonté soutenue par la grâce. Elle s’obstine à méconnaître que les forces psychiques constitutives de l’Idéal appartiennent, dans l’histoire de chacun, à un fonds pulsionnel dont la gestion solitaire et approximative ne permet pas d’atteindre cette maturation sans laquelle le détenteur du moindre pouvoir (fût-il spirituel !) a tôt fait d’instrumentaliser l’autre. Certes, l’Eglise recommande le « discernement ». Elle va jusqu’à conseiller à certains de ses prêtres de consulter un psychanalyste, pourvu qu’il soit prêtre lui-même ou apparenté, comme si on ne lavait jamais aussi bien son linge sale qu’en famille ! Pourtant l’entre soi au nom de l’idéal partagé n’offre que peu de chances de servir la recherche d’une vérité autre ! Surtout lorsqu’on sait que plus l’idéal est élevé – et c’est bien le cas de l’idéal sacerdotal – plus le refoulement menace et, avec lui, sous la forme d’un renversement qu’on qualifiera de démoniaque, le passage à l’acte plus ou moins criminel.

Décidément, pour lutter contre la pédophilie de ses prêtres, l’Eglise devrait revoir non seulement ses positions en matière de sexualité et de vie affective, mais sa conception du pouvoir. Il lui faudrait réexaminer les représentations pour le moins ambigües qu’elle en donne et qu’elle légitime en les intégrant à une pédagogie du « c’est pour ton bien » qui a fait ses tristes preuves dans la gestion politique des hommes.

En un mot « la famille ecclésiale » devrait développer une autre forme d’autorité que celle qui condamne ses membres – y compris les plus sincères d’entre eux – à dissimuler leur vie, leur pensée, leurs liens affectifs et sexuels pour se reconnaître comme des hommes en marche vers eux-mêmes et vers les autres, et autrement qu’en jouant le rôle auquel on les a affectés.

La pédophilie des prêtres n’est que l’arbre qui cache la forêt. Une perversion larvée fissure l’édifice que les marbres et les dorures, comme les discours, ne cachent même plus !

Jean-Pierre BIGEAULT
Mars 2010


1 Cf. Lucrèce Luciani-Zidane, Le Monde , 15-03-2010

Le mélange des genres – J-P. Bigeault – 15 juin 2010

Les circonstances qui nous réunissent m’ont dicté le sujet dont je vais vous parler et que j’ai concocté à votre intention comme un préambule à notre débat.

Puisqu’il s’agit de fêter à la fois la sortie d’un livre et l’âge de son auteur, mon sujet tout tracé s’appelle en effet “le mélange des genres”.

Mais ce sujet est moins circonstanciel qu’il n’y paraît. Il touche même à un point essentiel de ma vision de l’éducation et de la vie en général.

Avant de m’en expliquer, je dois vous dire que “le mélange des genres” a les meilleures raisons de nous faire croire qu’il ne procède que d’un accident de la logique voire d’une volonté délibérée de revenir à un stade supposé primitif de la nature tel que l’indistinction des origines.

C’est en effet que “le mélange des genres” nous renvoie à une réalité qui est aux antipodes de celle dont nous nous efforçons de croire qu’elle imprègne, voire gouverne notre pensée (ce que Descartes appelait les idées claires et distinctes) ou notre vie elle-même (notre identité, notre statut professionnel, sans parler bien sûr de notre sexe et de notre culture, références dont la solidité quelque peu illusoire nous est pourtant nécessaire !)

Ainsi “le mélange des genres” plus ou moins synonyme de confusion (confusion mentale, confusion des sentiments…) a-t-il vite fait de discréditer, dans l’ordre de la pensée comme dans la vie, ceux qu’on appelle des touche-à-tout voire des illusionnistes, pour ne pas dire des pêcheurs en eaux troubles, sans parler des enfants et des poètes !

Or cela provient, me semble t-il, de ce que “le mélange des genres” provoque souvent en nous ce sentiment “d’inquiétante étrangeté” dont parle Freud et qui ne nous renvoie pas seulement à l’inquiétude intellectuelle provoquée par l’incertitude des repères mais à la présence en creux d’une vérité que nous connaissons trop bien et qui cependant reste cachée – refoulée – en raison du trouble que sa révélation ramènerait à notre conscience. La rencontre d’un sosie (notre double) ou celle d’un transsexuel (l’autre de notre sexe); mais bien d’autres coïncidences non moins étranges, nous confrontent plus ou moins à ces réalités d’autant plus troublantes qu’elles nous sont, quoique nous en pensions, plus familières. Car nous savons bien que notre singularité et l’unité même du matériau dont notre image est faite ont aussi leurs limites !

Mais plus couramment, en tant qu’il se dessine comme l’ombre incongrue voire déplacée d’une réalité qui reste en nous toute brûlante sinon lumineuse, le mélange des genres se manifeste de façon plus ordinaire tant dans les exploits de notre vie affective que dans ceux de notre activité de pensée. Au début en effet d’une pensée créative (pour ne parler que du début !), les flammes entremêlées de nos idées et la part d’ombre qui s’y trouve encore attachée nous laissent entrevoir le foyer incertain d’où émergera, comme du cœur de notre planète, la croûte réputée féconde de notre discours. Quant à l’amour, si conscients soyons-nous des buts qu’il poursuit et des moyens que nous mettons en œuvre pour y parvenir, si, comme le disait Montaigne, les pièces qu’il réunit ne donnent même plus à voir la couture qui les a jointes, on admettra que Stendhal lui-même serait bien en peine de nous dire de quelles matières ces pièces sont le glorieux mélange, alors même que leur cristallisation en fait une seule lumière.

Mais laissons là ces mariages heureux où le mélange des pensées et des sentiments parvient à sublimer le malaise des étrangetés en le transformant en cette aventure familière de l’acceptation des différences qui fait de l’amour une expédition normalement exotique.

S’agissant (pour y revenir !) des circonstances qui nous réunissent, je parierais volontiers qu’à me suivre dans cette espèce de digression par laquelle je vous introduis à mon vrai sujet qui est celui de l’éducation, votre bienveillance amicale ne s’émeuve à tout le moins de la bizarrerie de ma démarche qui, à défaut de marier la carpe et le lapin, pourrait aussi bien passer pour s’appliquer à mettre la charrue devant les bœufs !

Revenons donc un instant à l’occasion qui, comme chacun le sait, fait le larron, et virtuellement à ces larrons en foire que sont les éducateurs !

Dans la circonstance présente – qui se doit d’être éminemment pédagogique – il me revient de vous faire admettre que mélanger l’âge du capitaine et le volume de la cargaison – c’est-à-dire le contenu du livre que je suis censé mener à bon port – permet de raccrocher la navigation de la pensée éducative à la réalité d’une expérience que j’oserais dire faite de pièces et de morceaux et condamnée à se développer dans une certaine forme d’instabilité en effet parfaitement marine. J’ajouterais, pour rester dans la métaphore océanique, que l’expérience que je rapporte se situe spatialement dans un malstrom avéré et que sa temporalité même s’apparente davantage à celle d’un voyage voire d’une petite épopée qu’à ce qu’on appelle simplement une histoire, pour la bonne raison que les effets y sont plus souvent à la recherche de leur cause que l’inverse. Mais mélange pour mélange, et roulis pour tangage, j’irais même jusqu’à dire, pour qualifier la situation en la rattachant au mélange, voire à la mêlée des gens qui s’y trouvent embarqués : la mer et le vent viennent enfin au bateau, selon que les marins, comme Ulysse, s’arrangent du mélange de leurs désirs avec ceux des dieux !

Je parle donc – vous l’avez compris – d’une expérience éducative qui mélangea son genre à celui de ma vie et de la vie de beaucoup d’autres, et je n’exclus pas que ces vies, se jouant elles-mêmes sur plusieurs tableaux, comme le conscient et l’inconscient – pour ne parler que d’eux – aient été à l’expérience ce que fut au destin d’Ulysse, le mélange des affaires rationnelles relevant du pilotage avec les autres, vouées à la dérive, où rôdent les images du sexe et de la mort.

De ce mélange difficile et cependant merveilleux vient évidemment le titre que j’ai donné à mon livre, ce livre dont, comme l’aède de la Grèce antique, je ne suis que le transmetteur vaguement homérique. “Une poétique pour l’éducation”, si elle prend le risque d’apparaître comme un traité sur l’éducation voire un catalogue raisonné de ses tableaux, n’est donc surtout dans son essence qu’un éloge de la navigation pédagogique à travers les “façons de faire” auxquelles nous invite et nous oblige son objet qui ne s’offre lui-même dans son essence que comme un chahut et un charivari d’eaux mêlées, un mélange de rêves et de réalités, une odyssée sans merci telle que l’expression “roman de formation” n’en serait que la forme atténuée, celle plus fréquentable d’une plage à marée basse.

Il convient donc d’entendre cette poétique dans la ligne de pensée qui, de Valéry à Bachelard et – plus près encore de notre idée d’engagement -, à René Char, s’emploie à faire ressortir les liens qui associent la contemplation à l’action et la connaissance objective à l’expérience du sujet connaissant.

Dans cette conception, l’objet éducatif n’est réductible à aucun des éléments qui le composent. Il ne peut être compris que comprenant lui-même – si restreint ou fugitif qu’il soit – une petite totalité de vie. Ainsi, l’éducation au « respect de l’autre » fait-elle appel, tout autant par exemple que l’apprentissage des opérations en mathématiques, à l’intégration de modèles plus complexes que ceux auxquels on est tenté de se référer trop vite et trop exclusivement en regardant désespérément vers la morale ou vers la logique. Le respect de l’autre se découvre dans l’exigence de réciprocité qu’implique la rencontre. Or, comment introduire, dans le partage d’un espace, d’un savoir, ou d’un pouvoir, la marge de frémissement par où passe entre les personnes l’assentiment à l’altérité ? C’est ici qu’interviennent par exemple ces toutes petites quantités d’éducation qui, d’un simple geste ou d’un regard, ouvrent le chemin à peine visible d’un échange qui prend déjà corps pour ainsi dire dans le corps. Il s’agit en effet pour l’éducateur, confronté au repli défensif des individualités, de solliciter cette perméabilité quasi cellulaire de la sensibilité qui permet ici aux images de soi et de l’autre de franchir les barrières d’une identité refermée sur sa peur. Ce mélange là, pour ainsi dire musical, c’est l’attention fine au bout des doigts de l’éducateur qui en devient le vecteur, alors même que le jeu relationnel s’élargit au clavier du groupe, ainsi que cela arrive à l’école dans la classe dite coopérative.

Mais on pourrait en dire tout autant de l’acquisition d’une pratique comme celle de la division en calcul numérique. La résonance imaginaire d’une telle opération – comme l’avait explicité il y a longtemps Mélanie Klein – invite sur les franges de la conscience des représentations corporelles et relationnelles qui justifient, si besoin est, que l’éducation les prenne en compte. De ce point de vue, on ne s’étonnera pas que l’esprit d’analyse puisse bénéficier d’exercices, qui, dans d’autres domaines de la symbolisation, travaillent sur la dialectique du démembrement et du remembrement. On dira donc que la danse comme la vie politique des groupes, utilisées à bon escient, sont susceptibles de contribuer au développement de cette capacité intellectuelle.

De ces constatations, il résulte que les moyens d’éduquer sont non seulement nombreux, mais contraints, eux aussi, de s’allier entre eux comme, dans un groupe bien décidé à faire quelque chose, les éléments hétéroclites de ce qui devient une équipe. Cela fait un peu pagaille ! Mais comme dans une démocratie, il arrive que cela aille dans le sens du développement des hommes !

C’est ainsi que je vois le moindre des actes éducatifs comme la touche de matière et de couleur ajoutée par le peintre à son tableau. L’isolation de ce point risque de nous faire oublier qu’il ne tire sa force que de s’inscrire dans un ensemble en épousant sa complexité, c’est-à-dire en se fondant dans le mélange dont il est fait lui-même.

Evidemment cette conception totalisante de l’éducation dont bien des pédagogies – et en particulier celle de Freinet – se sont inspirées, demande d’affronter le mélange des genres et le malaise plus ou moins caché qui s’attache à son désordre. Car s’il est plus facile de casser l’éducation en morceaux clairement distincts et rigoureusement séparés : enseignement, instruction civique, morale, voire plus récemment éducation sexuelle, c’est aussi que cela semble plus supportable. Si vous êtes professeur de lettres et que vous commentiez le texte célèbre de Châteaubriand consacré à “la prise de Moscou”, l’image de “la belle fiancée” offerte à Napoléon vous confronte d’autant plus au mélange des genres que ce mélange revêt une actualité percutante chez les adolescents que sont vos élèves. Vous êtes d’abord tentés de passer votre chemin. Cependant, si la force de l’image qui renvoie le sexe et la guerre à un certain fond commun de violence, au lieu d’ouvrir le chemin de la connaissance, se met à le barrer sous l’effet d’une excitation qui inhibe la pensée, que faites-vous ? Car, s’il vous vient à l’esprit que le traitement médiatique de l’information ne se prive pas tous les jours que Dieu fait de jouer sur une excitation du même genre -et cela avec toutes les conséquences psychiques, socioculturelles et politiques que l’on sait – ne croyez-vous pas qu’il est devenu urgent de mélanger l’analyse de l’objet avec l’analyse de son effet sur le sujet supposé pensant ?

Enseignant, j’ai été confronté à ces émois et à beaucoup d’autres moins immédiatement repérables. Et c’est d’avoir dû et pu mélanger la vie – ma vie – à mon métier, que j’ai mis en rapport les confusions vivantes dont ils tiraient, l’un et l’autre, leur force. Encore, si j’ose dire, fallait-il s’y coller ! Je veux dire mettre en face les facettes, supposées retenues à l’écart, de la vie et du métier. Admettre par exemple que le fameux objet sexuel, considéré comme un objet éducatif, ne cesse de se révéler, bien en deçà et au-delà de l’éducation comme le produit d’un mélange tout aussi primitif que savant et associant des éléments cognitifs et affectifs à une activité physique où l’esthétique, la morale et la politique entrent en jeu.

Mais le mélange des genres – quand bien même il semble s’éloigner de l’objet sexuel – nous y ramène toujours plus ou moins, si nous regardons fonctionner l’éducation dans la réalité des actes qui en relèvent et qui produisent véritablement de l’homme. Qu’il s’agisse en effet de l’enseignement ou de l’éducation, les acquisitions et les acquis constitutifs de l’homme proviennent d’opérations non seulement irréductibles à leurs aspects mécaniques, mais à vrai dire beaucoup plus proches de processus qui, pour être de l’ordre de la création, n’en rappellent pas moins à certains égards la procréation elle-même. Agglutinantes en effet, coalescentes, les alliances qui nous ouvrent la connaissance et nous permettent de l’intégrer redessinent leurs mélanges en liens qui se nouent : elles fabriquent de l’un avec du multiple et du social avec du subjectif.

On pourrait ainsi parler d’une érotique de l’apprentissage. On pourrait déjà dire qu’il y a une poétique de ce qui, pour s’intégrer en nous comme un nouveau savoir, doit être mélangé dans le creuset d’une expérience où se mêlent non seulement d’autres savoirs plus ou moins déjà assimilés et d’origines différentes, mais aussi d’autres humains que nous.

Je n’ai appris à lire dans Romain Rolland (j’étais loin de savoir à l’époque son lien avec Freud) qu’en mélangeant le plaisir singulier de son héros, Jean-Christophe, à diriger les nuages comme un orchestre, avec celui de notre maître à conduire la classe, et même avec l’amour secret que je portais à son visage comme à un ciel. Et beaucoup plus tard, n’ai-je pas vu bien des dyslexiques – qui se vengeaient comme ils pouvaient de buter sur les lignes barbelées de la langue, – ne devoir leur salut qu’à des pratiques du monde où l’inversion des signes comme la subversion des valeurs retrouvaient leur légitimité de protestation créative. A quoi servent des ateliers pédagogiques comme l’improvisation poétique ou théâtrale, sinon à rouvrir le champ des signes à la polysémie des mélanges où le langage se régénère.

Mais n’est-ce pas dans toute vie, et d’un bout à l’autre du parcours de la connaissance, et à plus d’une étape décisive, que les choses se passent ainsi : un mélange se fait entre les perceptions, les idées et les images du monde qui s’engouffrent en nous et nos vieux classements sont comme des râteaux devant la mer. Il nous faut, comme Ulysse roulé par la houle du large, nous enfoncer droits dans la mer brumeuse et gagner les terres incertaines.

Oui ! Quelque reproche qu’on puisse faire à la méthode globale, la bouillie originaire a encore de beaux jours devant elle ! Quant à notre poétique – qui, pour le cas où vous en auriez douté, se recommande beaucoup plus d’Homère ou de Montaigne que de Boileau – elle renvoie l’artiste à sa source qui, comme toute source, est d’abord un mélange de terre et d’eau.

Mais parler de mon expérience ne suffit pas. Comme la dédicace de ce livre en fait foi, une poétique de l’éducation renvoie à bien d’autres sources. Car le mélange des sources en éducation, c’est aussi le mélange de ceux qui la font et, dans les coulisses de ce petit théâtre, le mélange de ceux qui l’inspirent !

S’agissant des premiers, je dirais que les interactions qui commandent le processus éducatif ne se développent elles-mêmes qu’aux prix de mélanges bien spécifiques :

-Mélange des personnes et de leurs intériorités psychiques avec des dispositifs et des organisations qui ne jouent leur rôle structurant et médiateur que s’ils sont eux-mêmes sans cesse réinvestis par le désir de les produire.

-Mélange qui en découle de l’équipe éducative dont la fonction régulatrice dépasse largement l’ordre organisationnel, dès lors qu’elle permet, par la liberté cultivée de son mélange, le partage de ce qu’on pourrait appeler les intimités pédagogiques.

-Mélange enfin – tout aussi rarement réalisé malgré les grands discours et le laxisme ordinaire – de l’éducateur et de l’éduqué, voire – dans le cadre institutionnel – de l’ensemble ou des sous ensembles formés par les éducateurs et les éduqués dans le contexte d’actions communes, elles-mêmes productives de ce mélange toujours difficile de l’éducation et de l’institution

Mais ce dernier mélange – qui n’échappe, on s’en doute, à la confusion qu’au prix d’une construction sans cesse remise sur le métier – n’est évidemment pas tombé du ciel. Dans l’histoire institutionnelle que je rapporte, il a trouvé son inspiration dans les développements de la pensée qui ont marqué l’après guerre et plus particulièrement du côté de Freud et de Bachelard. C’est ainsi que la psychopédagogie alors naissante – celle-là même qui se trouve être encore l’emblème de l’EFPP – cette pédagogie qui entrouvre l’éducation française à la Psychanalyse, nous aura incités à repenser l’enseignement pour des adolescents dont les difficultés dites d’adaptation n’étaient pas liées à un déficit intellectuel. L’objectif rééducatif, voire tout simplement éducatif de cette démarche, devait prendre en compte les données particulières d’une institution qui avait la forme d’un internat. Cet objectif, dont Raymond Cahn ici présent aura été, non seulement le témoin amical mais le partenaire averti, a trouvé depuis lors, dans l’œuvre même de ce dernier, l’un sans doute des concepts les mieux adaptés pour en rendre compte :le concept de subjectivation, et, s’il se dessinait en filigrane de notre jeune pratique, c’était à travers l’idée que l’activité de connaissance devait être mise au service du développement d’un sujet ouvert, non seulement à sa propre construction, mais à celle de ses relations avec les autres.

Mais ce mélange capital de la Psychopédagogie n’aura pas été le seul à nous guider !

Dans une institution – qui se veut une école – fût-elle tournée vers l’éducation !- le mouvement dynamique de la connaissance doit être rapporté à ce qui en constitue l’économie propre. C’est ici que la pensée du philosophe des sciences, Gaston Bachelard, est venue soutenir notre intuition première.

Pour Bachelard en effet, qu’il s’agisse de la démarche scientifique de recherche ou de l’apprentissage demandé à l’enfant, à l’adolescent ou à l’adulte, l’accès à la connaissance ne procède pas d’une démarche linéaire et d’abord ordonnée : un mélange d’idées, d’images et d’états d’âme donnent au désir de savoir la force d’une impulsion où l’irrationalité même de « l’inconnu » joue un rôle primordial.

Mais la prise en compte de cette réalité première – sinon primitive – comme condition de la démarche doit s’accompagner d’une autre qui conditionne tout autant l’efficacité du laboratoire de recherche que celle de la classe. S’agissant de cette dernière, Bachelard parle d’une « pédagogie dialoguée » et il souligne que le mélange dialectique d’une certaine forme de réciprocité (entre les chercheurs mais aussi entre les maîtres et les élèves) et ce qu’il appelle très clairement «  la régulation cognitivo-affective » de ce mélange sont également nécessaires. C’est dire si l’accès au savoir ne suit pas d’emblée la structuration d’une connaissance objective qui en reste pourtant le but !

C’est dire si le mélange le plus vivant d’où procède la connaissance nous rapproche d’une autre source ! Or, c’est bien celle – tout aussi bachelardienne que la première – à laquelle je me réfère pour parler d’une « poétique pour l’éducation ». Pour Bachelard en effet, la matière où s’enracine le désir de chercher et d’apprendre se constitue des mêmes éléments qui, dans la structure du poème, témoignent d’une activité de l’inconscient. Au point que le philosophe de « la Psychanalyse du feu » dit lui-même explicitement : « on ne peut étudier que ce qu’on a d’abord rêvé».

Que l’éducation s’inscrive elle-même dans cette ligne de pensée ne saurait surprendre. Dans le mouvement de connaissance qu’elle implique, l’éducation fait elle-même appel – à l’instar de la Science et de la Poésie – à une sorte de saut dans le vide ! Car tel est le destin de celui ou de celle qui va devoir passer d’un monde, supposé connu – bien évidemment assimilé à une forme de rationalité – à l’apparente irrationalité d’un modèle nouveau. Un tel saut qualitatif va chercher son énergie là où elle se trouve, c’est-à-dire bien en deçà de la rationalité du but poursuivi, dans les soubassements même du message adressé par l’éducateur à l’éduqué et qui a pour visée de faire accepter par ce dernier l’irruption d’une connaissance insolite.

C’est ainsi que je dois à mon propre père d’avoir découvert comme Montaigne, lorsque j’avais 10 ans, la relativité d’un principe que j’avais appris à l’école maternelle, lorsque ma première et vénérée institutrice m’avait fait comprendre que les billes de mon premier ami n’étaient pas les miennes !

Mais pendant la guerre… alors que les troupes allemandes d’occupation avaient installé leur cuisine dans l’école où je vivais, mon père, qui était un honnête homme, me pria de mettre à profit l’étroitesse de mes épaules pour me glisser jusqu’aux réserves de l’ennemi et y dérober quelques boîtes de saucisses, par ailleurs déjà récupérées par les allemands sur les anglais hâtivement rembarqués !

Ainsi, de même que les parallèles se rejoignent dans une géométrie non euclidienne, la bonne morale familiale se livrait à des exercices véritablement imprévus. Je ne suis pourtant devenu ni un héros, ni un délinquant ! Mais, pour tout dire, si l’aventure de ce mélange éducatif m’a appris quelque chose, c’est au visage lui-même mélangé de mon père que d’abord je le dois : son sourire sur fond de gravité douloureuse, le ton décidé en même temps qu’intimidé de sa voix, une référence un tantinet amusée à la sportivité de la situation. Cet ensemble de signes qui confèrent une autorité à la pensée, plus que le raisonnement, m’aura permis de comprendre que la justice et la liberté, sans parler de la survie, justifiaient que je sois fidèle autrement aux préceptes de mon institutrice.

Le sens ne vient donc aux choses que si nous les sentons d’abord s’inscrire dans la complexité vivante, ce mélange de corps et d’esprit, de ceux qui nous les apprennent et c’est à ce prix qu’elles s’inscrivent en nous sous les espèces d’une vision nouvelle.

Je parle de vision dans la mesure où, comme le poète – je dirais presque comme le mystique – je n’approchais l’incommensurable du haut des mes dix ans que dans la chaleur d’une image communicante – bachelardienne à coup sûr – où ma raison pouvait s’ouvrir au délire d’une loi nouvelle.

Mais pour vous aider à saisir la force du lien qui associe selon moi l’acte éducatif à l’acte poétique, permettez-moi de vous lire quelques lignes du texte du poète Pierre Reverdy1, intitulé « cette émotion appelée poésie » :

« En effet, pour si étrange que cela puisse paraître, ce sera la façon particulière de dire une chose très simple et très commune qui ira la porter au plus secret, au plus caché, au plus intime d’un autre et produira le choc. Car le choc poétique n’est pas de même nature que celui des idées qui nous apprennent et nous apportent du dehors quelque chose que nous ignorions ; il est une révélation d’une chose que nous portions obscurément en nous et pour laquelle il ne nous manquait que la meilleure expression pour nous la dire à nous même. Cette expression parfaite donnée par le poète, nous l’adoptons, nous nous l’approprions, elle sera désormais l’expression de notre propre sentiment qui l’épouse. »

Voilà, conclut Pierre Reverdy, pour ce qui est de la forme et du fond. Comme le poème, l’acte éducatif procède lui-même, selon moi, d’un tel mélange !

Mais, pour en revenir, dans le prolongement de ce texte, au mouvement éducatif de l’ouverture à l’objet inconnu et pourtant connu qu’on appelle aussi « l’autre », et au risque de vous entraîner encore un peu plus loin dans le mélange des genres, j’aimerais, pour amorcer la fin de ce propos, faire ressorti tout aussi bien la perspective ultime de l’éducation, sa contribution décisive à l’humanisation de l’homme telle que le philosophe Karl Jaspers la voit dans les derniers moments de la tragédie d’Hamlet :

“…C’est le frisson du savoir aux limites de l’homme. On n’y trouve ni mise en garde, ni préférence mais le pur savoir de l’être dans ce non savoir que dénonce sans trêve la volonté d’atteindre le vrai et qui met la vie en échec. “Le reste est silence”.

Et j’ajouterai :

Savoir et non savoir, bruit et silence, le mélange des genres est aux deux bouts du chemin !

Si l’éducation doit mélanger les genres jusqu’à de telles extrémités, vous comprendrez qu’elle bénéficiera de corriger sa dimension tragique par l’humour. Car l’humour reste la meilleure façon pour l’esprit de se raccrocher aux branches de la connaissance, quant il a compris que l’arbre du savoir est aussi celui de l’ignorance.

Le vieil Ulysse, en se nommant « Personne », pour échapper au Cyclope de l’angoisse, avait déjà atteint le fond et le sommet de ce mélange d’être et de non-être.

Dans Une poétique pour l’éducation, j’ai aussi voulu montrer que l’éducation était une chose trop sérieuse pour la confier à des éducateurs, je veux dire à des éducateurs qui ne verraient pas que le métier d’éduquer, comme celui de vivre, est aussi un jeu – un jeu de société, cela s’entend !


1 Sable mouvant, Poésie Gallimard, 2003

La haine des jeunes – J-P. Bigeault – décembre 2006

La haine des jeunes est une vieille affaire qui plaît aux moralistes (et aux politiques), pour ne parler que de ceux-là !

Les beaux jours des massacres guerriers ayant fait long feu (avec la der des der de 14-181), comment reprendre en main, au-delà des banlieues, cette jeunesse d’autant plus menaçante que ses lendemains ne chantent pas.

Cette question sécuritaire est aujourd’hui posée et sa réponse se dessine entre les lignes d’un « combat pour le savoir » au nom duquel il deviendrait urgent de débarrasser l’école de ses pédagogues.

Mais les meilleures croisades ont des visées plus hautes !

On ne meurt pas pour la défense d’une méthode de lecture. Mais si, derrière la technique, on peut apercevoir le principe d’une procédure et d’un ordre qui la dépasse de toute sa hauteur, alors tous les espoirs sont permis !

C’est donc, rattaché comme il se doit au savoir et à la science, un humanisme qu’il faut défendre.

Une passion comme celle que nourrit aujourd’hui l’amour des syllabes, mobilise, au-delà des malheureux parents d’enfants dyslexiques, la troupe effarée d’une société qui a du mal à déchiffrer son propre texte quand l’Ecole (sans parler de l’Eglise, du Parti ou du Syndicat) ne lui en donne plus les clefs.

Car si les enfants ne savent plus lire, cela rappelle quelque chose aux adultes. La jeunesse n’est que le miroir dans lequel se reflète leur image de lecteurs qui ont perdu leurs repères.

***

Au-delà donc d’un retour rassurant à des techniques solidement accrochées à la rationalité retrouvée des logiques cognitivistes, comportementalistes et neurobiologiques, il faut exhumer ces principes dont la jeunesse dans sa sauvagerie constitue le déni.

Car il n’est d’humanisme que contre la barbarie.

C’est pourquoi la haine des jeunes s’inscrit comme une nécessité dans la reconquête de l’ordre perdu. Briser le miroir où se donnent à lire les balbutiements de la vie qui se fait – tâtonnante – telle est l’urgence d’une philosophie douceâtre et hargneuse comme celle d’un donneur de leçon parmi d’autres, dont les récents succès ont défrayé la chronique. Il s’agit de l’œuvre et des manœuvres de Monseigneur Tony Anatrella, prêtre de son état, psychanalyste, spécialiste de la psychologie juvénile et chercheur en psychiatrie sociale.

La multiplicité des approches grâce auxquelles cet auteur s’est illustré pour traiter d’un sujet tel que l’homme, son corps et son âme, ne surprendra que ceux qui ne comprennent pas que l’ordre du monde est une totalité dont la cohérence doit subsumer le peu de connaissance que nous en avons !

Mais l’unité du propos, arraché à une psychanalyse taillée à la demande2, ne fait aucun doute : « la société dépressive »3  tournée irrésistiblement vers la mort est malade d’une régression dont elle va chercher les forces destructrices dans son modèle identificatoire qui est l’adolescence.4

Nous retiendrons de cette hypothèse lumineuse la face la plus cachée : la haine des jeunes.

La forme évidemment compassionnelle qu’elle prend chez un humaniste chrétien mérite en effet d’être retournée – psychanalytiquement – au bénéfice d’une autre idée, celle-là bien freudienne, qui est celle de l’ambivalence.

Car accuser la société de sombrer dans le narcissisme, l’absence du sens de l’autre (censée en découler comme une évidence), l’engluement dans la sexualité infantile5, l’impossibilité de lier un lien dans la fidélité…, et soutenir que ces traits affectifs et comportementaux proviennent d’une identification massive à l’adolescence, n’est-ce pas développer une conception de la « psychologie juvénile » aussi réductrice que disponible à la malveillance ?

Appelée à la rescousse, la psychanalyse vouée contre elle-même aux partis pris d’un moralisme et d’une apologétique qui lui sont totalement étrangers, voit ses concepts pervertis au profit d’une construction qui n’a pour fondation que des tabous convertis en dogmes.6

Dans cette manipulation, la pensée doit abdiquer sa liberté. Quant à l’analyse des processus qu’elle conduit, il lui faut sacrifier, chaque fois qu’il est possible, la complexité de sa dialectique à la simplicité de son application bien pensante.

C’est ainsi que la sexualité, concept d’une telle ampleur qu’il intéresse l’ensemble du champ psychique jusqu’à en soutenir, par le biais du désir, toute la dynamique relationnelle7, devient, pour le clinicien transformé en géomètre, un simple repère de maturité.

Quant à la jeunesse, dont l’auteur lui-même se prend à embrasser l’incertaine étendue jusqu’à l’horizon brumeux d’une post adolescence « qui ne parvient pas à faire le deuil de sa sexualité infantile », elle ne serait elle-même que le stade interminable d’un développement qui ne concerne le psychisme que sous l’aspect de la conscience morale du sujet.

Globalement, cette jeunesse, plus fantasmée que réelle, se donne à voir pour ce qu’elle est chez l’adulte qui, faute de s’en être une bonne fois extirpé, reste enfermé dans « les perversions détournées du plaisir génital et recherchées pour elles-mêmes »8 dont T. Anatrella oublie qu’elles sont, pour Freud, normalement constitutives de la sexualité humaine.

Ainsi catégorisée, une telle jeunesse se caractérise par l’incapacité à sortir de soi et donc à aimer. Il en va génériquement du jeune comme de l’adulte homosexuel, voire hétérosexuel non marié (sic), dont l’immaturité psycho morale se mesure à son incapacité à intégrer la dimension de l’autre et la procréation9 dans une sexualité dite « objectale ».

La messe est dite !

On le voit bien dans les dérives pulsionnelles de la violence, de la délinquance, de la toxicomanie et du suicide, les jeunes ne sont pas doués comme leurs pères pour la sublimation10, et c’est pourquoi il est urgent que leurs pères cessent de vouloir leur ressembler !

Et même, quand ces jeunes sont doués pour les études, « le sentiment de toute puissance, le refus de la société, le narcissisme et la pensée magique » ne les conduisent-ils pas à produire des idéologies telles que le marxisme léninisme ou l’existentialisme sartrien « élaborés pendant la période juvénile de leurs auteurs »11 dont il est clair aujourd’hui qu’elles relèvent peu ou prou du « passage à l’acte » !

Car les « pulsions partielles » qui conduisent l’adolescent comme le sujet dépressif à « tourner en dérision, casser, détruire », inspirent ces esprits brillants  « qui n’ont pas pu mettre en place un Idéal du moi » et développent en conséquence « les symptômes d’une crise de sens de l’idéal ».12

Les faux prophètes (dont le Rimbaud de Paul Claudel sera sans doute retiré de la liste13) ainsi clairement désignés comme les fossoyeurs de « la loi des pères », le pseudo humanisme laïque qui s’en est gavé – en particulier depuis « les années 60 » – n’est donc qu’un humanisme des pulsions partielles, fomenté par la jeunesse.

Qu’ont-ils donc fait de cette belle jeunesse qui n’aura manqué que d’une éducation délivrée des ses illusions rousseauistes14 et rendue à sa fonction de transmission de la culture (« cette boussole ») pour échapper au « tags, graffitis, aussi bien que rap », qui ne sont que les épiphénomènes d’une « subjectivité vide et d’une intériorité laissée en friche ».15

Ainsi, entre la culture immature des surdoués et l’anti-culture des nouveaux débiles, l’adolescence ne sera délivrée de son « infantile perversion polymorphe » que si elle accède aux « valeurs » qu’on lui a trop souvent cachées16 et que dans son humanité tronquée (ou pour mieux dire, partielle), elle n’a jamais entraperçue qu’à travers son narcissisme.17

Au bout du compte, la psychanalyse et la morale chrétienne ajustées l’une à l’autre à grands frais de liaisons pour ainsi dire adultères, on en vient à penser que la dépression guette, dans son nomadisme conceptuel, notre directeur de conscience happé par l’épicier d’un inconscient vendu à la coupe !

La jeunesse dont il parle ressemble à quelqu’un pour qui, l’altérité de l’autre serait, comme l’inconscient lui-même, une terre de mission dont les sauvages (nettement moins « bons » que ceux de J.J. Rousseau) flirteraient sans vergogne avec l’animalité d’avant l’Œdipe.

Comme il est urgent de sauver les homosexuels de cette dégradation d’humanité dont ils sont les tristes victimes18, il faut sortir les jeunes de la pré génitalité qui les poursuit jusqu’à faire de leur vie, comme disait Bossuet, « la vie d’une bête ».

Revenons donc à la tradition coloniale19 de l’empire sur les autres, comme – au nom d’un Idéal du moi dressé en bannière – sur son propre soi, délivré de tout narcissisme !

La haine des jeunes rejoint ainsi la haine de soi, quand la culpabilité des faux-pères lève, contre le « plaisir », les tables morcelées de la loi.

L’ennui, c’est que dans les moments de transition (faut-il dire « de crise » ?) entre les cultures, cette projection banale ne sert qu’à déployer l’auto destruction de ceux qui, comme à Sodome et à Gomorrhe, ne savent regarder que derrière eux !

Rendons tout de même grâce à Dieu que, sur le terrain, des éducateurs qui ne confondent pas toujours le respect des jeunes avec leur idéalisation20, n’érigent pas, entre leur immaturité et leur maturité, la barrière ainsi extraite d’une bible freudienne traduite à la hâte et asservie à une cause qui n’est pas la sienne !

Quant au Rap, qu’il n’est d’ailleurs pas question d’enseigner aux élèves de Stan’, on peut espérer qu’il n’est pas pour eux le signe ultime d’une civilisation qui mourrait en même temps que Dieu. Et aussi bien, quant ils voient à l’œuvre la capacité d’aimer des adultes-prêcheurs, n’ont-ils pas lieu de se demander si la masturbation et la contraception des adolescents21 font courir de plus grands risques à l’Idéal que la suffisance et la stérilité de ses défenseurs ?

Car, ce que T. Anatrella appelle « la pseudo vie amoureuse des jeunes »22 vaut bien le pseudo amour de la vie de ceux qui les accusent de leur propre mort !


1 Cf. ENRIQUEZ (Eugène), De la horde à l’Etat, Paris, Gallimard, 1975,
2 Cf. Revue GOLIAS, N° 103-104, juillet/août/septembre/octobre 2005, pp. 85-104.
3 Cf. ANATRELLA (T.), Non à la société dépressive, Paris, Flammarion, 1994.
4 Cf. ANATRELLA, Interminables adolescences, Paris, Le Cerf-Cujas, 1988.
5 «  Dont les jeunes ne parviennent pas à faire le deuil », ainsi qu’en témoigne la masturbation ! Cf. ANATRELLA, Le sexe oublié, Paris, Flammarion, 1990.
6 Cf. ANATRELLA, Non à la société dépressive, opus cité, p. 128.
7 Dynamique dont les objets sont légion, à la différence de l’instinct dont, quoi qu’en pense Tony Anatrella, la pulsion constitue la perversion normalement humaine. Cf. LAPLANCHE (J.) et PONTALIS (J.B.), Vocabulaire de la psychanalyse, p. 466.
8 Cf. ANATRELLA (T.), Non à la société dépressive, opus cité, p. 105.
9 Cf. ANATRELLA (T.), Non à la société dépressive, ibidem, p. 188.
10 Dont le concept hasardeux, chez notre auteur, semble correspondre à  l’  « idéalisation », laquelle, liée au narcissisme, pourrait devenir suspecte à une lecture psychanalytique.
11 Cf. ANATRELLA (T.), Non à la société dépressive, opus cité, p. 42.
12  Cf. ANATRELLA (T.), Non à la société dépressive, ibidem, p. 12.
13 Puisque Paul Claudel s’est converti au Christianisme en lisant ce héros de la pré génitalité !
14 L’auteur d’Emile devrait pourtant bénéficier d’une indulgence à un titre au moins : il est contre la masturbation !
15 Cf. ANATRELLA (T.), Non à la société dépressive, opus cité, p. 49.
16 C’est la faute aux pédagogues soutenus par Madame Dolto, sans parler des innombrables pseudo thérapeutes et autres praticiens désorientés (devant ces « adolescents baudelairiens ») que dénonce à plaisir Monseigneur Anatrella.
17 Injustement décrié ici, le narcissisme secondaire est constitutif selon Freud de cet « Idéal du Moi » par ailleurs porté aux nues par T. Anatrella.
18 Cf. la conférence de Mgr Anatrella, intitulée : « Quelle place pour les homosexuels dans l’Eglise ? » prononcée en décembre 2005 à l’Eglise Saint-Severin.
19 Conduite, faut-il le rappeler, par des jeunes gens bien élevés : Lyautey, etc…
20 Ni d’ailleurs la psychanalyse avec le huis clos de leurs propres rêves…
21 Sans parler du divorce et bien sûr de l’avortement des plus vieux d’entre eux !
22 Cf. ANATRELLA (T.), Non à la société dépressive, opus cité, p. 92.

CE QUI NOUS ARRIVE DIT CE QUE NOUS SOMMES

Les « événements » constituent la partie visible de processus qui nous échappent, et c’est ainsi que, venant d’un monde avec lequel nous pensons n’avoir rien à voir, ils nous tombent dessus. Bons et mauvais anges d’une annonciation de vie ou de mort !

En amour, l’heureuse rencontre, le coup de foudre, n’apparaissent pourtant dans le ciel que parce que nous en sommes les artisans discrets (cf. André Breton).

Les éléments maléfiques nous semblent devoir être rejetés hors de nous-mêmes comme des intrus avec lesquels nous n’aurions aucun lien ; comme des envahisseurs. Il ne fait pourtant guère de doute que, dans une maladie comme le cancer, la complicité de notre organisme – au sens psycho-physique – est engagée. Quoique souvent rejetée par la victime, cette réalité ne la rattrape pas moins sous la forme à la fois vague et insistante d’une idée qui est celle de la punition.

Les événements récents liés au terrorisme pourraient aussi bien nous révéler un mal qui ne nous serait étranger qu’en apparence. Au-delà en effet de leur inscription dans une histoire qui, plus ou moins, semble nous dépasser (entre autres celle du colonialisme), il n’est pas dit que « la barbarie » dont témoignent ces événements n’exprime pas quelque chose que nous porterions en nous. Ainsi notre fascination (la fascination médiatique en étant l’expression collective) pour le déchaînement meurtrier visant un groupe (une communauté plus ou moins symbolique) ou une foule, tout aussi bien que le raffinement sadique centré sur un individu, pourrait résulter d’un écho que ces excès trouveraient au fond de notre conscience. Car qui peut dire que le plaisir infantile de tourmenter l’autre -l’insecte ou, comme on le voit dans le harcèlement scolaire, le plus faible- ait totalement déserté notre monde pulsionnel ? Mais au-delà de cette nostalgie toujours possible d’un plaisir en partie perdu (si ce n’est, trop souvent, dans le monde du travail, cf. les suicides à la poste), il y a la haine pour ainsi dire constitutive de notre réalité sociale : celle que nous avons repoussée à la périphérie de nos villes pour mieux escamoter l’exclusion discrète des « autres » à laquelle conduit l’individualisme narcissique de nos modèles. On peut y ajouter la montée du racisme et même le sacrifice d’une grande partie de la jeunesse, abandonnée à l’échec scolaire et au chômage. Il faut donc bien que les égorgeurs ne nous ressemblent pas, de crainte que, dans leur miroir, ne se montre une barbarie qui, moins spectaculaire mais tout autant destructrice, serait nôtre.

Il n’est pas jusqu’à notre démocratie qui ne nous serve de cache-misère en recouvrant de son voile notre inavouable désir d’en revenir au dogmatisme d’une religion révélée. Il n’est pas exclu que nous continuions à envier la toute-puissance des taureaux sacrés et des dictateurs : nous avons vite fait de parler au monde, fût-ce au nom de Voltaire, du haut de notre chaire, quand nous ne sommes même pas capables (d’un gouvernement à l’autre) d’humaniser nos prisons.

Ne pourrait-on penser (comme je l’ai défendu dans mon livre sur le Curé d’Uruffe) que l’Idéal mange au râtelier de la pulsion. Il prospère sur son fumier à l’odeur de rose. Une société comme la nôtre ne se nourrit-elle pas d’un système qui lie la liberté à la production et à la consommation, comme la démocratie athénienne se soutenait de l’esclavage ? Éduquer à quelle citoyenneté, quand une culture essentiellement matérialiste (au sens le moins noble du mot) se prend pour une église et se fait complice du morcellement identitaire de sa jeunesse (pour la partie visible) et de son comportement autodestructeur (comme on le voit dans l’usage de la drogue) voire sacrificiel, alors même qu’elle se complaît au spectacle – social tout autant que climatique – de son propre écroulement. Une radicalisation suicidaire qui ne dit pas son nom ne se cache-t-elle pas derrière le pseudo élan vital d’une production qui débouche sur la « ferme industrielle », figure du destin de l’homme post moderne, animal immatriculé comme dans les camps. La production communicationnelle faisant partie de ce massacre.

Vis à vis de la crise identitaire que nous traversons nous-mêmes dans un tel monde, les personnalités de ces terroristes, accrochés à leur prophète par défaut, nous ressemblent tellement que nous n’avons plus qu’à les faire disparaître comme vient de le faire Nicolas Sarkozy en se refusant à prononcer leur nom. Mais l’innommable n’est-il pas en nous ? A quel dieu inavouable sacrifions-nous les vies non seulement de ceux qui n’arrivent pas à vivre, mais de ceux qui, vivants, ne sont pourtant que des arrivistes.

C’est là notre honte.

Ce qui arrive nous dit ce que nous sommes. Le sens traverse tout, y compris les murs de notre rejet du Mal, hors de notre nature, hors de notre Culture, étranger à nous.

Plus je regarde les mannequins de notre très haute Couture, plus je pense que les femmes masquées de mort ne sont pas l’apanage de ces musulmans qui nous en renvoient l’insupportable image.

Balayions devant notre porte !

Car « l’intestin écoute aux portes », comme disait un médecin du siècle dernier.
De l’autre coté de soi, la société comme le corps écoute le monde humain…

Jean-Pierre Bigeault
Mars 2015