Honte Honte Honte

Honte honte honte

Quel monument devons-nous dresser

Pour dire aux Représentants du Peuple

A ses prétendues élites

Aux bricoleurs de la République

Aux apôtres du « sauve-qui-peut » chez soi

A ces marchands de peur

A ces fuyards :

Nous avons perdu la guerre

Encore une fois nous avons sacrifié notre âme

A la survie médiocre

A nos passions d’arrière-boutique

Aux fausses libertés

De la bonne et mauvaise fortune

Notre défaite annoncée.

Car dans nos hôpitaux débordés

Nous avons balancé « nos morts »

Par-dessus le bastingage du bateau

Où s’entassent nos valeurs

Et ces morts flottent devant nous

Soldats connus et méconnus

Miroirs de notre honte

Nous leur avons craché au visage.

Et en effet, qui peut admettre qu’au nom de la prétendue « protection sociale » (de quelle injustice s’agit-il donc enfin de nous protéger ?) on condamne des malades en fin de vie à mourir seuls, hors de la présence de ceux qu’ils aiment et qui les aiment – et qu’il en soit ainsi pour leur sépulture même ?

Ce scandale donne la mesure de la déshumanisation dont sont d’abord responsables nos représentants politiques et tous ceux qui se réclament dans notre pays d’une quelconque autorité morale. Le matérialisme béat des technocrates qui nous gouvernent, la misère philosophique du Conseil scientifique qui leur souffle les réponses à une situation qu’ils n’auront maîtrisée, ni techniquement, ni moralement, le repli sur soi, à la fois originaire et ordonné (par le Pouvoir) de trop de citoyens, ont livré notre âme collective au Mal que dénonçait en son temps l’Antigone de Sophocle.

Dans une Europe qui a connu cette déshumanisation absolue dont la « solution finale » aura été l’instrument concret et le symbole de portée universelle, la France, donneuse de leçons devant l’Eternel, s’est alignée – au prétexte de sauver son peuple (et pourquoi pas sa race ?) – sur l’administration et la gestion dont se réclamait en son temps un certain Eichmann qui, lui aussi, « faisait son devoir ». Quand le ver est dans le fruit, le pourrissement n’est pas loin !

Quant au « rattrapage « qu’offriraient des cérémonies et autres médailles (dédiées aux morts comme aux soignants) dont raffole le pouvoir de nos « petits maîtres », il ne fait qu’occulter le sens des « devoirs les plus élémentaires » en les rapetissant à l’aune de leur vision de l’Homme.

Qu’on se le dise en effet, nos morts – ni d’ailleurs nous-mêmes – ne sont pas des choses !

Qui donc nous rendra à la fois ce que nous sommes et ce que nous voulons être ?

Jean-Pierre Bigeault,
Le 27 mai 2020

Grand Inquisiteur

Enfin le Grand Inquisiteur est arrivé ! Il s’appelle Mr. STOP COVID (on trouvera son vrai nom dans le Magazine du Monde du 23 mai et aussi quelques éléments biographiques).

Ce technocrate chrétien, socialiste aujourd’hui « libéral », semble bien un pur produit du Système, tel que nous le voyons à l’œuvre dans un pays à cet égard depuis longtemps « macronisé ». Rien que de très banal ! Mais enfin ce technocrate parle ! Il dit (toujours selon Le Monde) dans une Tribune publiée sur le site Médium : « chacun pourra refuser cette application1 pour des raisons philosophiques », mais cela reviendra « à accepter le risque de morts supplémentaires ». Le choix est donc clair : renoncer au respect de sa liberté (valeur démocratique par excellence) ou devenir potentiellement un assassin.

L’idée que les citoyens disposent encore d’un sens de la responsabilité étant évacuée par principe, on se demande pourquoi ces mêmes citoyens ont encore le droit de voter ! On appréciera par ailleurs le déplacement de l’ordre politique sur l’ordre moral.

Ainsi, la bonne vieille culpabilisation, nourrie de la peur, est-elle appelée à l’aide, quand on ne sait plus quoi faire, ou plutôt, tout aussi bien, quand on y trouve avantage en matière de pouvoir. Un plan d’urgence pour une éducation citoyenne dès l’école n’étant pas au programme, on voit à quelles vieilles recettes – dignes de Vichy – nous ramène la technocratie et sa culture a-morale des résultats.

Qu’on se le dise une fois pour toutes : l’homme est mauvais par définition (sauf lorsqu’il gagne beaucoup d’argent puisqu’il fait tourner la Machine) et il faut encore une fois le « sauver » – autrement dit, le « surveiller et punir », fût-ce en recourant à une police des mœurs.

A bon entendeur, salut !

Jean-Pierre Bigeault,
Le 23 mai 2020

1 Il s’agit, rappelons-le, d’une enquête sur la vie privée – en l’occurrence relationnelle – et fondée sur une atténuation voire violation du Secret médical.

Et si on réinventait…

Et si on réinventait cette société…

en commençant par le début …

Pour ne parler que d’eux, Monsieur Macron comme Monsieur Hollande, ont fait de belles études. Que les meilleurs élèves parviennent aux plus hautes responsabilités, cela coule de source dans une culture qui conçoit l’intelligence à partir des « résultats » qu’elle obtient, c’est-à-dire à l’aune de ce qu’il est convenu d’appeler une « réussite ». Il reste que l’intelligence dont il est ici question n’est pas celle qui prévaut dans ce qu’on pourrait appeler pour chacun « l’art de vivre ». Une culture de la vie centrée sur l’épanouissement de la personne dans son rapport tant avec elle-même qu’avec les autres, fait appel à une intelligence dont le modèle échappe à la standardisation de la pensée et à son corollaire, la prétendue répudiation des sentiments qui s’y trouve associée. En vérité, cette prétention à une forme d’intelligence déjà insuffisante par elle-même n’est qu’un leurre. Les passions s’en font un masque plus ou moins élégant, comme chez Monsieur Mitterrand. La volonté de puissance y tient sa place, sans parler du narcissisme. La démocratie voudrait oublier ces réalités qui pourtant la minent. Elle cède au mirage infantile d’un chef qui, par l’élection, échapperait vertueusement à l’impact de ses désirs personnels sur le projet politique. Une telle naïveté pourrait surprendre. Mais n’est-ce pas toujours le modèle du « premier de classe » qui refait surface, l’école restant, par-delà la famille, la référence d’une culture prétendument égalitaire et objective ? Le chef serait donc celui qui sait, plutôt que celui qui sent. N’y-a-t-il pas des artistes pour sentir ? La tête d’un côté, la sensibilité de l’autre. Et, pour ce qui est de l’amitié ou simplement de la camaraderie … ne mélangeons pas tout ! Cela ne relève-t-il pas de ce qui, par définition, doit échapper à l’école : les relations de personne à personne ?

Que, dans son effort de laïcité, l’école républicaine se soit méfiée de la morale, qu’elle ait fait le pari de la connaissance et du progrès pour tous en laissant le reste à la famille, procède bel et bien d’une conception tronquée de l’homme en tant que personne entre les personnes.

Entre cette conception et celle dont « l’économisme » se trouve être actuellement la manifestation la plus coûteuse (non seulement pour la planète mais pour l’homme), il y a un lien que les élites d’aujourd’hui voient cyniquement ou ne veulent pas voir.

Il est donc grand temps de se réveiller ! Si le système économique et social doit être remis à plat et céder la place à une réinvention nécessairement complexe, on devra d’abord se mettre d’accord sur une refonte de l’éducation. Le seul espoir que nous ayons est en effet d’ouvrir l’homme à lui-même et aux autres, tout en s’ouvrant au savoir.1 Les tristes querelles sur le pédagogisme n’ont fait que marquer, à droite comme à gauche, l’incapacité de repenser le modèle de base d’une école qui, du début jusqu’à la fin, a cessé de croire dans le seul vrai progrès qui compte, celui de l’homme et des hommes dans leurs liens personnels et sociaux.

Les « violences » qui n’ont pas attendu le virus pour éclater dans notre société doivent être entendues comme des signaux d’alerte. Faudrait-il véritablement en appeler à une « guerre » – comme l’a fait le Président Macron – pour tenter d’unir en nous et entre nous, ce qui est séparé ? Les réformes à la hâte et sans autre perspective qu’immédiate ne suffiront pas. L’Etat et la nation sont à réinventer ! Tâche ardue s’il en est, et qui ne saurait s’improviser. D’autant que nous ne pouvons nous couper du monde, ni même de l’Europe. On ne saurait imaginer une révolution plus rapide que le temps qu’il faut pour y intéresser les esprits et les bonnes volontés. Ce travail peut demander une génération. Encore doit-il commencer par une « révolution éducative » digne de ce nom ! De nouveaux hussards de la république sont à recruter : une jeunesse d’espérance qui découvre déjà à quel marché de dupes on la convie depuis trop longtemps.

D’ores et déjà l’expérience même du confinement permet de ré-évaluer l’importance décisive du lien social dans le traitement d’un malheur collectif. Comme la guerre en effet – et toutes proportions gardées – la situation mobilise le cœur là où manquent toujours les armes. La solitude morale, voire bien sûr physique, reste le confinement le plus mortifère. Les vrais héros ne sont-ils pas ceux du partage ? On mesure le chemin qu’il reste à parcourir dans une société que trahissent les nantis et, largement au-delà, la masse déprimée et agressive des repliés sur soi. On réalise à quel point la fausse « communication », substitut technologico-obsessionnel de la « rencontre », détruit le vrai lien social au profit des cancans haineux dont le village traditionnel fut longtemps le fief. Il est toujours plus facile d’exclure que d’associer, et de dénoncer que d’inventer. Le Mal, comme le virus, touche tout le monde. La destructivité humaine, sous sa forme quotidienne, vaut bien la guerre. Le remède à cette maladie passe d’abord par la prise de conscience des égoïsmes les plus répandus et de l’encouragement que leur apporte notre culture elle-même. Le vrai travail est donc immense et, pour l’essentiel, il se fera sans bruit. Il demande en effet le courage silencieux, la colère retournée en enthousiasme du combattant social, lequel, comme le travailleur du même nom, se bat sans jouer les vedettes.

Contre la Chute, il y eut en leur temps les Résistants. Il y eut aussi les poètes. Rendre aux mots leur force, leur liberté. Le jeu homérique des images et de la musique avec la réalité des faits, des idées et des sentiments, doit reprendre sa place dans une culture parcellaire et trop souvent désertique. Les hommes valent mieux que les discours fabriqués de ceux qu’ils dénoncent et réclament à la fois : leurs sauveurs !

L’eau vive de la Parole est une source en chacun, l’Ecole doit en être la terre commune.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 2 avril 2020

1 Espoir qui, après la guerre, se trouva bel et bien déçu, tant on redouta qu’un changement de paradigme ébranle le système.

Guerre

Guerre

J’ai 14 ans sous les bombardements de l’aviation américaine et bientôt l’artillerie alliée déployée sur nos campagnes (nous sommes en Normandie et c’est le « Débarquement » ; l’omniprésence de la mort s’impose. Il faut « se faire une raison » – raison d’adolescent par temps de guerre !

Comme passer de l’ordre au désordre – en tout cas civil – quand le ¨Pouvoir est aux armes, aux armées, et que la protection de l’Etat n’est qu’un souvenir, d’ailleurs ambigu ? Quelles consignes, quels abris désignés, voire, comme au bon vieux temps, quelles contraventions pour – par exemple – les paysans qui se hasardent sur des routes avec des carioles chargées de foin1 ? On est dans le brouillard, ou plutôt la fumée inhérente à la guerre. Il revient à chacun de se débrouiller, seul ou à plusieurs, avec ce qu’on appelle les « moyens du bord ». Ainsi donc : penser, rire, prier, s’appliquer au fatalisme et bien sûr « s’occuper » – le travail, quel que soit sa forme, restant le premier remède. Dormir aussi !

J’apprends donc de mon père (qui a fait ladite Grande guerre de 14-18) que l’abandon d’une « position », comme on dit chez les militaires, peut s’imposer. Ce qui compte dans une stratégie, c’est la souplesse ! La rigidité d’une manœuvre, comme d’ailleurs d’une conduite morale, n’est souvent que l’effet de notre peur. Dormir donc, après la fatigue, démarche primitive du civilisé qui s’en remet à la vieille Nature ! Le corps rappelle à l’âme que le sommeil et le rêve (sans oublier le temps diurne de la rêverie) sont aussi nécessaires que le pain quotidien (d’ailleurs rare à l’époque !)

Voilà ce que dit mon philosophe de père : se couler dans la nuit comme dans la terre (y compris, quand il le faut, celle de la tranchée au fond du jardin), comme dans le ventre de la mère, et se réveiller, drapeau, lance héroïque en main ou, simple fleur ou flûte de musicien ambulant.

Mais l’ancien soldat a bien d’autres idées : m’emmener avec lui en vélo – malgré et justement à cause de la guerre – dans une petite ville des environs, pour y trouver le matériel (deux roues de bicyclette) dont nous aurons besoin, si nous sommes évacués de force. C’est une expédition hasardeuse, mais la vie est ainsi faite. La mort n’est pas au bout, mais au milieu de la vie comme le noyau d’un fruit. Le chant de l’âme s’élève au-dessus de la perte.2

Une autre aventure m’a appris ce qu’il peut en être d’une peur partagée.

La confrontation directe des armées se rapproche. Il faut se dégager de l’espace concerné, celui où pleuvent d’abord les obus. Les canons se cherchent et se rencontrent à cet endroit ; c’est celui où nous sommes. La peur devient terreur, nasse dans laquelle tournent en rond des gens qui, comme nous, ne savent plus où trouver refuge. Ce sont des voisins qui connaissent bien mon père et apprécient sa sagesse et son histoire. Ils l’interrogent. L’autorité, en telle circonstance, ne peut se fonder que sur la confiance. Et en effet, mon père prend la tête de l’évacuation. Mais il ne fait – m’expliquera-t-il – que tirer le bénéfice d’une communauté qui s’est peu à peu formée sous l’Occupation. N’a-t-elle pas développé certains échanges, le plus souvent pratico-pratiques, et même verbaux, selon cette économie de mots qui, à la campagne, laisse encore la place à un sentiment de partage ? Nous partons sous les tirs d’obus à travers champs, les shrapnels cisaillant les branches d’arbres. Nous gagnons des fermes perdues au milieu des collines…

A 14 ans, j’ai donc un peu appris ce que l’Ecole (de l’époque) évoquait devant nous comme un idéal. Les grands mots de « citoyenneté » et de « solidarité » n’étaient guère prononcés. Le Pouvoir revient aux hommes que la relation directe avec la mort rend quelquefois plus avisés sinon meilleurs, et unis par-delà différences et divergences, y compris celle du sexe, de l’âge et de la culture. Moment de grâce au milieu du malheur – et du bonheur espéré de la Libération. Parer au danger, seul et aussi ensemble, sans en exclure l’occasion qu’il donne de grandir un peu, fut notre chance. Je lui dois sans doute de m’être engagé très tôt dans la cause de l’éducation, en particulier celle des adolescents en difficulté de l’après-guerre. Car la Paix contient des guerres qui ne disent pas leur nom.

Puissions-nous faire de « l’épidémie » autre chose qu’un accident de parcours !

Amen !

Jean-Pierre Bigeault,
Le 22 mars 2020

1 La question étant à l’époque : ne charrient-ils pas sur ordre du matériel de guerre allemand ?
2 J’ai raconté cette histoire dans mon livre, Le jeune homme et la guerre, Paris, L’Harmattan, 2015.

D’une angoisse

D’une angoisse …

…qui n’est pas la peur

Nous avons peur et nous sommes angoissés. D’un côté un ennemi invisible mais « nommé », contre lequel une « guerre » (c’est le mot officiel) doit être déclenchée ; de l’autre, une situation confuse de menace mélangée d’un vague espoir, l’idée d’un changement radical se dessinant au milieu des ruines attendues.

L’exploitation politique du danger réel – le Pouvoir se dérobant devant l’Angoisse – semble une évidence. Les guerres, on le sait, sont supposées faire taire les dissensions internes au nom de « l’union sacrée ». Illusion certes coûteuse. L’adhésion à l’ordre de la guerre est une obligation morale. On fusille les dissidents. Les héros sont consacrés, oriflammes souvent pathétiques ! Derrière ces opérations et au fond des consciences, voire des inconscients, l’angoisse se terre. Elle constitue un socle sablonneux qui défie l’idée de construction. C’est un amas de souvenirs et de sentiments qui se dérobent tout en pesant leur poids. En attendant – la Victoire et la Paix – il faut « tenir », se tenir, serrer les poings, les dents, se serrer les coudes et la ceinture, serrer les rangs ! L’angoisse, malaise qu’on assimile à un étranglement, se retourne en cette « prise en main » de soi-même, contrôle quasi musculaire d’une vie qui, laissée à elle-même, se déroberait sans doute.1

Les guerres remettent un peu d’ordre dans la boutique !

Là ou le Terrorisme n’aura provoqué qu’une « union sacrée » émotionnelle plus ou moins passagère, un virus, chez nous, ferait-il l’affaire ?

Dans la mesure où l’angoisse déborde les peurs identifiables – s’articulant elle-même avec ces « crises » de tous ordres et qui mettent en cause les « systèmes établis » – on peut douter que la victoire relative sur un ennemi identifié suffise à calmer les esprits. La « montée de la violence » contre les inégalités (gilets jaunes) dit un trouble profond dans lequel les trois-quarts d’un peuple se sont plus ou moins reconnus. L’éclatement du tissu social d’un côté, et de l’autre, l’incertitude commune sur les évolutions en cours, le caractère menaçant de ces évolutions, l’absence de référence, un véritable progrès humain, le culte du profit aux dépends non seulement de la Justice mais de la Vie, la médiocrité d’une élite technocratique et d’une classe politique coupées du vécu réel sont les éléments constitutifs les plus clairs de cette angoisse.

Que les « représentants » du peuple ne soient pas à la hauteur n’est certes pas une nouveauté et il n’est pas dit que le procès qu’on fait à leur moralité ne vise pas surtout leur absence de génie. Ce qui, du génie de De Gaulle aura survécu à l’œuvre même – bien évidemment contrastée – appartient à sa personnalité, sans doute plus qu’à ses idées. L’autorité nécessaire d’un chef repose sur son authenticité. Nos gouvernants, quelque doués qu’éventuellement ils soient, en manquent cruellement.

Mais ces déficits ne suffisent pas en tant que tels à expliquer l’angoisse. Ils ouvrent devant eux le gouffre que représente l’avenir : l’avenir de la Planète, l’avenir de la France, l’avenir de chacun. Le Monde fait en effet plus que peur : « Rome n’est plus dans Rome ». La nécessité d’un changement de perspective (en particulier de Développement) s’impose et nul doute qu’il exigera de toutes façons des sacrifices. Vers quel monde, vers quelle société, vers quelle vie personnelle pouvons-nous aller, et comment ? Le vertige de la « révolution » quels que soient sa forme et son contenu, s’impose à l’esprit de beaucoup, sinon de tous. Nul n’en voit se construire une élaboration si peu que ce soit rassurante : un projet. « Du bruit et de la fureur » ou des utopies, mais comment donner corps au « monde nouveau » ?

L’angoisse ne nourrit de cette incertitude. Elle ré édite, selon Freud, l’expérience traumatique de la naissance. Comment passer d’une enveloppe connue à cet espace physique et cette culture également inconnus d’après toute naissance ?

Notre liberté de l’imaginer – produit pour une part de notre expérience démocratique – nous met à l’épreuve. Comment avoir les moyens de cette liberté ? S’il est un paradoxe, c’est qu’en effet « l’espoir » lui-même nourrit l’angoisse. Plutôt donc qu’éliminer ce fardeau ambigu (et Dieu sait que la Consommation nous offre les moyens de le faire), il nous faut l’apprivoiser en lui donnant forme. C’est ce que tente de faire le psychanalyste et poète qui signe ce propos. Un chemin dans le soi et le partage avec d’autres nous sont aussi nécessaires que le jeu avec le monde et ses objets – tel le langage – qui sont aussi notre tissu vivant.

Jean-Pierre Bigeault,
Le 8 mars 2020

1 On voit bien sûr ici le rôle anxiolytique des dictatures ou assimilés.

De la violence faite aux femmes et à quelques autres – Janvier 2018

Le ton du débat – si tant est d’ailleurs qu’il s’agisse d’un débat – autour de « la violence faite aux femmes » par les hommes, en particulier dans le contexte de la sexualité, n’engage guère les hommes, dont je suis, à prendre la parole. Là où la loi se suffit pas, je doute que la dénonciation tous azimuts règle le problème posé dans un domaine aussi vaste que celui des relations (sexuelles) entre homme et femme. Je crains même que le « bruit » ne se perde comme tant d’autres dans le monde saturé de l’information et ne serve de caution à l’inertie d’un système qui se nourrit lui-même de ses excès. Et surtout je déplore que l’un des aspects fondamentaux du problème posé ne soulève pas la question – à mes yeux fondamentale – de l’éducation. Car ce ne sont ni les manifestes, ni même les lois (déjà existantes), ni les leçons de morale formelle, qui apportent un début de solution au problème posé.

La violence, qu’elle soit sexuelle ou non, qu’elle s’adresse aux femmes ou aux enfants ou d’ailleurs aux hommes, posait déjà la question aux Grecs de l’antiquité et les termes de sa gestion sinon de son élimination ne semblent guère avoir changé : il paraît en effet vraisemblable que le seul espoir d’aider les hommes (et d’ailleurs les femmes) à modérer les effets de leurs pulsions – comme le professait Montaigne avec lucidité – soit de les éduquer. Or l’éducation dont on nous parle tous les jours se glorifie – avec le consentement de ses usagers – de se réduire aujourd’hui plus que jamais à l’instruction. L’éducation s’occupe essentiellement de transmettre des savoirs mais non d’apprendre à vivre. On veut donc croire que quelques bonnes leçons d’éducation sexuelle régleront les problèmes – dont ceux ici posés. Et on veut espérer que l’autorité, restaurée sur le modèle de la bonne et vieille discipline fera le reste.

Mais n’est-il pas temps de revoir cette copie usée jusqu’à la trame ? Ne faut-il pas plutôt imaginer une révolution éducative qui permette de faire vivre aux enfants et aux adolescents autre chose qu’une reprise à l’identique du monde dont on prétend les protéger non seulement au titre de l’ignorance mais à celui de la violence – dont précisément celle dont nous parlons.

Or quels parents – y compris parmi ceux qui protestent contre la violence du monde (et donc bien sûr celle faite aux femmes) sont-ils prêts à soutenir une telle révolution éducative ? Quels parents sont-ils disposés à prendre le risque de sacrifier tant soit peu le plaisir de la concurrence et celui de la réussite (au sens le plus restrictif du mot) à l’apprentissage par les enfants et les adolescents d’une vie sociale fondée sur le partage ?

La mixité des classes en ce sens ne se suffit pas à elle-même. S’agit-il encore d’y apprendre à vivre les différences dans ce qui permet à la fois de les reconnaître et de les dépasser ! Et à cet égard ce qui revient au sexe ne saurait dissimuler tout ce qui s’y ajoute de par les idiosyncrasies culturelles ou individuelles. On ne saurait en effet penser la violence faite aux filles et aux femmes sans y associer toutes les autres.

Au coeur du débat la violence d’une société post-moderne, qui s’en croyait à l’abri du fait de ses « progrès », prend, à travers celle dont les femmes sont encore et toujours les victimes, un sens beaucoup plus large : bien des hommes mis en cause sont aussi les produits – et parfois, dit-on, « les meilleurs » – d’une culture de la puissance aussi séductrice que dévastatrice. Ces « modèles » sont largement salués pour ce qu’il est convenu d’appeler leurs « performances ». La « toute puissance phallique » reste au coeur de la vie quotidienne tant de l’élite que du bon peuple républicain.

Comme la pédophilie des prêtres l’érotomanie des vainqueurs sociaux devrait en effet nous interroger sur nos choix : cessons de nous fabriquer de faux héros (cf. mon texte Des héros) et prenons les moyens de devenir un peuple qui veut mûrir.

Jean-Pierre BIGEAULT
Janvier 2018

DE NOS HÉROS

I

Deux célébrités, l’une par ses livres, l’autre par ses chansons, ont à leur façon marqué leur époque. La mort concomitante de ces deux hommes a justifié, pour le premier et surtout pour le second, des manifestations publiques dont l’ordonnancement et la tonalité ont fait un évènement quasi national. La présence de plusieurs hommes politiques – dont les deux derniers et l’actuel président de la république – ont fait de ce mouvement, d’abord déclaré « populaire », un moment d’histoire. Comment ne pas penser à ces grandes funérailles du passé dont la mise en scène aura pour longtemps inscrit dans notre mémoire la force symbolique et émotionnelle ?

Une émotion collective est souvent digne de respect. Pour autant, elle ne contribue pas nécessairement à la construction morale d’un pays et de son peuple. Par les temps que nous connaissons – qui sont des temps de crise identitaire et de perte culturelle des repères – on peut certes comprendre qu’on fasse « feu de tout bois » pour tenter, comme on dit, de « recoller les morceaux ». Mais les hommes dont il s’agit aujourd’hui – si talentueux qu’ils aient été – offrent-ils véritablement par leurs œuvres, voire par leurs vies, cette capacité symbolique des « Phares » dont parlait Baudelaire et qui, l’éclairant, nous restituent l’étendue et la profondeur d’un destin commun ? Telle est bien la question que nous croyons devoir nous poser, après que le rideau et le suaire sont retombés sur leurs pauvres restes.

II

On a les héros qu’on peut ! Après Jeanne d’Arc, Victor Hugo, de Gaulle, pourquoi pas Jean d’Ormesson et Johnny Hallyday ? Autres temps, autres champions ! A quand le footballeur du Ballon d’or et, sur les Champs Elysées, la marée de ses fans ? Il faut bien que le peuple comme l’élite se retrouvent dans les miroirs avantageux de « ceux qui ont réussi ». Car, au-delà des oeuvres, c’est bien de belles carrières qu’il s’agit. A travers ces victoires individuelles une société incertaine et morcelée à souhait s’offre l’occasion d’une sorte d’union sacrée ou plutôt on lui offre, et c’est même le pouvoir qui s’en occupe.

On a vu que la célébration – religieuse en effet autant que motorisée – excédait le cadre même de l’Eglise, accourue aussitôt. C’est dire la force émotionnelle du mythe au moment de cette conjugaison inespérée entre le rêve aristocratique et la résilience populaire. Comme on a les héros, on a les dieux qu’on peut ! Tout cela prend place dans le monde du spectacle tel qu’aujourd’hui, porté par les média, il consacre l’association de la consommation et de la culture. Nos chevaliers sont des produits et il se pourrait que, comme le « Chevalier inexistant » d’Italo Calvino, ils ne soient que leur armure. Mais elle brille cette armure ! Jean d’Ormesson aura été aussi brillant dans son élégance que Johnny Hallyday dans sa rage. Et ces lumières éclairent en chacun la nuit des solitudes et des mélancolies, lui offrant la chance inespérée d’un rêve qui fait croire au partage et à la vie. Sans doute fallait-il rendre à ces frères d’occasion ce qu’il leur revient d’énergie et d’obstination dans la poursuite de leur combat, si « douteux » qu’il ait été. Mais ne faut-il pas le dire ? combien d’autres, dans le secret de leurs offices, mériteraient d’être non seulement salués mais montrés en exemple pour leurs oeuvres discrètement héroïques et clairement tournées vers les besoins fondamentaux de l’homme ? Le mot même de « générosité » qu’on a cru devoir employer pour dire le rapport de nos héros avec leur public ne reviendrait-il pas davantage à ces modestes ouvriers qui ne tirent de ceux qu’ils aident ni satisfaction narcissique, ni argent ? Car l’amour des artistes pour ceux qu’ils éblouissent de leur talent n’a sans aucun doute pas de fondement plus assuré que celui dont témoignent les applaudissements de leurs admirateurs. Certes leurs « performances » nous arrachent un instant à la condition commune, mais eux, ces champions, que nous donnent-ils de leur attention à l’Homme quand ils empruntent les chemins ambigus de la séduction ? Certes nous aimons être séduits. La jouissance réconfortante d’être enlevés et même élevés avec eux au sommet du chapiteau nous exalte, mais dans cette excitation l’ivresse du partage n’est-elle pas surtout l’effet d’une contagion ? Car l’amour, s’il désigne une relation d’ouverture à l’autre, appelle un tout autre engagement. Même sur le chemin de l’art, la marche du créateur et celle de son témoin sont également solitaires ; le partage n’est que l’effet d’une lente conquête. Quant au mouvement qui les anime l’un et l’autre – ce mouvement qui les conduit à accepter le moindre objet du monde dans ce qu’il présente, comme chacun, d’étrangeté – ne procède-t-il pas d’une volonté de sortir de soi, dont les produits à la mode nous épargnent l’effort. Si l’art, qu’il soit mineur ou majeur, a quelque chance de servir la cause publique – et républicaine – du fameux « vivre ensemble », n’est-ce pas hors des sentiers battus de son instrumentalisation commerciale, voire politique, qu’il faut aller la chercher ? N’est-ce pas l’éducation pour l’appeler par son nom qui – au sens même où les hommes politiques en partagent la responsabilité – peut et doit associer le peuple, au delà des objets eux-mêmes, à des démarches qui aient la valeur exemplaire des aventures et des découvertes les plus authentiques ?

Sous le prétexte de rendre justice à des héros de notre théâtre social, les cérémonies dont nous les gratifions non seulement ne jouent pas ce rôle, mais elles brouillent les idées, les images et les valeurs sur lesquelles peut se fonder sans tapage une culture qu’on devrait pouvoir appeler « culture de la rencontre ». On s’offre le film d’une communauté nationale qui n’est, à travers ses héros les plus en vue, que l’image appuyée d’une trace, fusée d’artifice dont le bouquet ne réunit que les flammes vite éteintes.

Que s’il s’agit – comme le donne à espérer la présence de plusieurs présidents de la République – de faire autre chose que de la communication politique et de servir non seulement la cause des héros mais celle du pays et de son peuple, ne serait-il pas plus urgent, comme pour la Légion d’honneur, de redéfinir les vrais mérites ? Dans une époque où il est question tous les jours de changer les pratiques, et où la Philosophie est appelée au chevet de la République, ne pourrait-on substituer – aux Saints et aux Héros de notre légende – des simples gens de bonne volonté, ces « hussards », comme on disait autrefois des instituteurs, et qui, aujourd’hui encore, professeurs, infirmières, travailleurs sociaux et bénévoles de tant d’associations font que le pays n’est pas abandonné aux égoïsmes et aux discours. A ces « petits », à ces « sans-grades », à ces chevaliers sans éclat, on ne ferait pas l’affront d’une cérémonie tapageuse mais on aurait avec eux un échange simple et vrai, et ce moment serait montré solennellement comme une rencontre rare.

Quant à nos héros, s’ils flottent dans leurs habits trop grands, c’est que nous préférons nous perdre en eux avec nos rêves. Après le bal des ombres le « comment vivre ici » reste la bonne question, celle que posent à leur façon, et presque malgré elles, les voix de ces hommes enfouis dans leurs succès comme les vivants déjà morts d’un monde « en représentation », c’est à dire hors de lui-même. L’image fabriquée n’ajoute rien au réel. Elle le vide au contraire de sa substance. L’image ne transforme humainement le réel que si elle en épouse la forme cachée. L’autre, l’étranger – ce qui en chacun tend à le séparer de lui-même – ne cède pas à la violence d’une force, ni même à la ruse d’un commerce, mais à l’accueil. Les images que nous réconcilient avec le monde sont, doucement ouvertes, des portes, comme quand les gens se parlent, prudemment, avant d’entrer dans le vif du sujet.

III

Salut à vous, Jean et Johnny ! Il faut bien qu’on vous rende justice : une part au moins de vous, dissimulée sous votre brillante armure, aura échappé au spectacle derrière lequel toute une vie et chacun à sa manière, vous vous êtes réfugiés tels des enfants. Le meilleur se cache. Qu’une intime célébration de ce meilleur appelle au recueillement, c’est espérons-le, ce qu’auront compris, après le tintamarre de la communication tous azimuts, vos proches, c’est-à-dire tous ceux qui seront allés au-delà de votre armure.

Jean-Pierre Bigeault,
Décembre 2017

D’UN AVEUGLEMENT A L’AUTRE

ou
les avatars de l’observation dans la connaissance
des faits de maltraitance et d’abus sexuels

Après avoir longtemps sous-estimé la réalité des actes de maltraitance et des abus sexuels dont les enfants sont depuis toujours les victimes désignées, on entre aujourd’hui dans une « ère du soupçon » qui ne connaît plus ses limites. La montée en puissance de l’accusation de pédophilie est là pour ne témoigner. Ce renversement, qui oppose à l’obscurantisme présumé du passé les lumières d’une conscience moderne éclairée, appelle – comme toujours en pareil cas – un vigilance critique.

Il ne suffit pas en effet de décréter que nous allons au devant des faits – faits dont la nature, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas neutre – pour que soit levé le voile qui a si longtemps fait écran à leur connaissance.

Au cas où nous serions amenés à confondre la liberté – de principe – qui nous est donnée de « dévoiler » la violence fait aux enfants, avec notre capacité concrète à en « observer » les conditions (pour analyser avant d’intervenir), nous serions bien inspirés de revenir sur l’histoire – somme toute récente – d’un aveuglement singulier. Nous y verrions que les difficultés à mettre en oeuvre non seulement une « volonté de savoir » mais des stratégies et des méthodologies appropriées ont généralement moins tenu au déficit des équipements disponibles qu’à des empêchements spécifiques à les utiliser. L’analyse de ces empêchements – telle que nous l’avons menée auprès d’un certain nombre d’intervenants1 fait apparaître que les incapacités à voir et donc à juger et agir sont liées pour l’essentiel à des résistances psychologiques, à la fois diluées dans une société donnée et cristallisées dans les personnalités des intervenants concernés.

Faut-il en effet rappeler que, par leur nature même; les violences -en particulier sexuelles – exercées sur les enfants ont longtemps appartenu à ce monde de l' »impensable » dans lequel les institutions comme les intervenants individuels se sont enfermés avec leur bonne conscience de relais familiaux. Une sidération, qui rigidifiait la pensée sous l’effet d’un afflux d’affects mal identifiés, paralysait alors non seulement l’intervention mais l’enquête et la recherche elle-même. Tant ile st vrai que les traumatismes de l’enfance (réels aussi bien que fantasmatiques) ont tôt fait de se réactualiser en chacun … « lorsque l’enfant paraît ».

Les fondements archaïques de l’aveuglement qui tient des o-souffrances la plupart du temps indicibles hors même de la représentation suffisent à expliquer les clivages et les dénis sur lesquels se rebâtit, tant chez les anciennes victimes que chez ceux qui ont la vocation de les aider, l’illusoire paradis des origines.

En comprenant ainsi – un peu mieux ! – les véritables raisons de l’ignorance et de l’inaction, souvent étranges, de spécialistes pourtant confirmés, on pourrait se demander si nos propres résistances ne sont pas toujours capables d’agir en sous main de nos interventions vertes « libérées » de certains tabous, mais, par là-même, assez souvent hâtives et brouillonnes, pour ne pas dire plus passionnelles que rationnelles !

Car comme l’a montré autrefois Bachelard2, la levée des « obstacles épistémologiques » qui tendent à enfermer toue science, toute connaissance, dans la statu quo de ses à priori le plus souvent implicites – c’est à dire inconscients – ne s’opère ni par décret ni par l’effet magique d’une illumination plus ou moins collective.

C’est pourtant ce qu’une campagne largement médiatisée laisse actuellement espérer.

Or, sous prétexte de luter contre un passé marqué par une sorte d' »obscur consentement à l’horreur », la suspicion, voire la dénonciation systématiques qui s’y trouvent promues répondent curieusement – sur le registre spectaculaire d’une « chasse aux sorcières »3 – à la même violation de l’intime que celle qu’on prétend combattre.

Il y a donc lieu d’interroger l’excitation informative et interventionniste qui affecte plus particulièrement l’approche actuelle des abus sexuels, comme il y a toujours lieu de remettre sur le métier l’analyse des déficits (irréductibles à des hypocrisies) qui nous ont valu – et nous valent encore – de faire passer par la trappe du refoulement4 des faits et des images dont la fascination nous paralyse.

Un constat vient aujourd’hui confirmer nos craintes quant au « retour du refoulé » dans le traitement des faits de maltraitance et d’abus sexuels concernant les enfants : le statut – supposé si peu que ce soit scientifique – de l' »observation » dans la mise à jour des faits incriminés nos parait en effet mal assuré, si l’on s’en tient à la pauvreté méthodologique (pour ce qui est de la France en tout cas) d’un certain nombre de procédures.

Tout se passe trop souvent comme si la « parole de l’enfant » ou de l’adolescent – par ailleurs si souvent dévalorisée – retrouvait en la circonstance la valeur quasi absolue d’une révélation. Au discours de cette catégorie de victimes semble s’appliquer non seulement le principe qu' »il n’y a pas de fumée sans feu » mais qu – dans la ligne quelque peu classiquement déviée d’une pensée de Platon « la vérité sort de la bouche des enfants.. ».5

A lire nos meilleurs auteurs6, on reste étonné devant leur souscription presque unanime à ce postulat. on s’en étonne d’autant plus que, s’agissant notamment des adolescents, les fluctuation quasi normales et bien connues du fonctionnement psychique à cette époque de la vie, réintroduisent plus d’une fois dans la pensée, comme bien entendu dans le discours, des « confusions » qui ont tôt fait d’ébranler les critères habituels de la réalité vis à vis du roman largement enrichi (fût-ce dans la discrétion) de leur vie fantasmatique. Et les expertises psychologiques et psychiatriques (pour ne parler que d’elles) ne sont pas les dernières, dans un certain nombre de cas, à soumettre leur méthodologie à cette même présomption de la « crédibilité à priori » des jeunes plaignants.

On est donc en droit de se demander si les « inhibitions » qui ont bloqué si longtemps l’observation voire la perception des faits de maltraitance et d’abus sexuel n’ont pas tout simplement fait place à des « passages à l’acte » dont le soubassement psychologique ne serait guère différent de celui qui fut à l’origine du vieil aveuglement. Le crédit inconditionnel accordé à la parole de l’enfant répondrait alors comme un même « déni de réalité » au doute systématique qui en dévalua si souvent ne fût-ce que la fonction d’appel.

C’est donc à réfléchir à la signification psychologique et culturelle de ce « déni » que les intervenants sociaux doivent en tout cas s’atteler, s’ils veulent éviter les pièges que tend à l’observation des situations complexes l’idéalisation simplificatrice, ce barrage à l’ambivalence qui reste si souvent le support de l’action en particulier éducative.

On doit en effet tout aussi bien se demander si la défense aveugle des « droits de l’enfant » ne court pas le risque de s’aligner inconsciemment sur les principes idéologiques qui assurèrent en leur temps la protection théorique de la famille en l’innocentant par avance de tout dérèglement. A la place de l’impossible « mauvaise mère » (pour ne parler que d’elle) l’enfant pourrait bien devenir le repère atomisé d’une société incertaine de sa cellule familiale.

Le développement de l’individualisme, l’épanouissement conceptuel d’une notion telle que la subjectivité (l’enfant sujet de l’éducation) prêteraient alors main forte au retour irrépressible du mythe qui oppose à la sauvagerie redoutée de l’enfant sa pureté angélique revisitée.

Vis à vis de tels dangers, qui ne plaideraient aujourd’hui pour que l’observation rationalise ses méthodes ? Encore cette rationalisation – précisément scientifique – doit-elle passer par l’élucidation de ce qui – au nom de l’Ethique voire de la Science elle-même – lui oppose un amalgame faussement généreux de « croyances ».

D’avoir déjà souvent été pris pour un « sauveur », l’enfant – qui, pour cela même, décevait bientôt – s’est souvent vu diabolisé. Et n’est-ce pas ce qui arrive, lorsqu’en contrepoint de notre foi quasi mystique en l’enfant (et sa parole), nous vouons à l’abandon agressif une fraction (c’est le mot!) – supposée menaçante – de notre jeunesse ?


1 BIGEAULT (JP) et AGOSTINI (D), Violence et savoir, Paris, L’Harmattan, 1996
2BACHELARD (G), La formation de l’esprit scientifique – Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 15ème Ed., 1993
3 Ou plutêt « chasse aux sorciers » si l’on s’en rapporte aux comportements d’un certaine presse anglaise.
4 Ce que nous avons appelé ailleurs (opus cité) « l’interdit de savoir ».
5« Et – poursuite Platon – des alcooliques » ce qui infléchit l’interprétation dans le sens d’un discours de l’inconscient, discours dont la vérité doit être décodée.
6 Cf. « Les enfants victimes d’abus sexuels » publié sous la direction de Marcelin GABEL, Paris, PUF Psychiatrie de l’enfant, 1992.

LA POÉSIE, LA MORT ET L’AUTRE MONDE

Il m’est arrivé de penser qu’écrire de la poésie revenait à disposer des signes sur les parois d’une grotte où, m’enfermant à l’abri du monde, je me construirais un autre monde à la fois semblable et différent, comme le faisaient sans doute les artistes anonymes du temps des cavernes.

Cette idée m’est d’abord venue de mon père. Ayant « fait », c’est à dire subi la Grande Guerre, il s’était ensuite retiré de tous les vains combats et vivait pauvrement dans une sorte d’abri que nous partagions. C’était une petite maison en torchis dont la pensée de cet homme se rapprochait tant par son lien avec la terre que par sa connaissance des auteurs grecs et latins qu’il associait à son travail presque religieux de paysan-penseur.

Mais un événement de l’Histoire me poussa plus concrètement encore dans cette direction. Ce fut à l’époque du fameux Débarquement de la seconde guerre mondiale, lorsqu’il nous fallut, normands que nous étions, nous protéger contre les bombes et les obus qui devaient nous frapper pendant plus de deux mois. La tranchée que nous avions nous-mêmes creusée dans un bout du verger qui entourait la maison devint notre refuge quotidien et c’est là que se constitua en abri l’intimité d’un partage où la mort devait trouver sa place dans la vie. Pensée pour moi en partie nouvelle mais qui rejoignait celle de mon père et dont il me semble encore, avec le recul de tant d’années, qu’elle portait en germe ce qui continue aujourd’hui encore de m’animer, ces images à disposition des parois de ma caverne que je m’applique à préserver au fond d’une sorte de sommeil éveillé, tel qu’il m’arrive de le retrouver aussi dans ce qu’on appelle en psychanalyse « l’attention flottante ».

La poésie s’est donc inscrite dans cette configuration plus ou moins cachée de l’expérience ainsi marquée par deux guerres. Je l’ai pratiquée non pas tant pour me défendre de la peur de la mort en me blottissant dans le ventre d’une mère retrouvée – ainsi que le suggère toute retraite – que pour l’apprivoiser comme une bête si peu que ce soit sauvage, témoin discret de la violence que nous portons nous-mêmes en nous, y compris peut-être surtout dans les plis des étendards que nous brandissons pour protester de nos idéaux. Mais sans doute aussi la volonté d’en préserver la musique – cet « air languissant et funèbre » qu’évoque Gérard de Nerval – dit-elle aussi bien le désir d’en exorciser si peu que ce soit la cruauté. Quelle poésie, quel art, fût-il préhistorique, ne s’attache à extraire, de la rude matérialité de son support, l’harmonie des courbes qui s’y dessinent comme sur un visage ? Qu’une tranchée, taillée dans l’argile, fût enveloppante ainsi, et que l’eau de la pluie s’y ajoutât pour en faire l’étrange caresse d’une crypte où s’adoucit le divin, aura peut-être permis d’opposer au feu céleste la matière d’une terre assez proche de la chair – ce dans quoi il me semble apercevoir aujourd’hui les linéaments d’un murmure où s’esquisse une poésie de l’accueil. Etions-nous accueillis dans ce monde au double, au multiple visage quand la colère et la bienveillance côtoient la ruse et la franchise, ou entrions-nous déjà dans « l’autre monde » de ce monde alors guerrier que l’union des contraires – « la mer allée avec le soleil » comme le dit Rimbaud – consacrait à jamais ?

Incertaine et pourtant solidement arrimée à ce qu’il me semble que je suis, telle aura donc été l’expérience personnelle à la fois modeste et essentielle à partir de laquelle je reprends aujourd’hui l’idée que la poésie – toute poésie, mais peut-être faudrait-il dire tout art – se constitue, autour de la mort, en construction plus ou moins sacrée, sanctuaire d’un « autre monde ».

L’occasion d’aborder ce point m’est offerte par la parution de mes deux derniers livres : « Cent poèmes donnés au vent » et « Le jeune homme et la guerre ».

Après avoir resitué ces écrits dans le contexte concret où ils ont puisé leur substance, je voudrais montrer que l’expérience personnelle du poète, pour historique et tout à la fois subjective qu’elle soit, passe par une autre confrontation qui, à travers le langage même, met en cause le destin de la parole humaine, sa vie et sa mort dans la matière qui lui est propre , et au-delà.

Ainsi dois-je faire ressortir d’entrée de jeu ce que le résumé des événements risque de faire oublier : que leur nature défraye toute chronique en ce sens qu’ils défient toute temporalité et ne peuvent se dire que comme s’ils étaient déjà hors de ce monde, relevant ainsi d’une parole qui, pour retracer le chemin que fait la mort dans la vie, doit prendre les mots du discours et les jeter contre la silencieuse paroi de l’effroi.

J’ai donc écrit « Cent poèmes donnés au vent » pour les envoyer à mon ami Christian David que sa maladie, comme il le savait, condamnait à mort. Comment vivre avec sa mort, les yeux ouverts, et comment accompagner celui qui s’en va, dont la perte déjà nous arrache le cœur ? Quelle poésie de la vie – à cette extrémité – peut encore servir «  la timide espérance » dont parle Sophocle ? A ma table, le dos tourné à la mer, je ne faisais qu’entrer dans l’absence, cette absence dont mes objets les plus familiers me parlaient comme d’une forme de l’être, ainsi que dans l’attente ils nous emplissent; je ne faisais que prier le dieu inconnu. Mais être psychanalyste, comme l’avait été mon ami, n’était-ce pas se perdre déjà, faire – disait-il – « le deuil de soi-même », écouter ce qui ne s’entend que de ce lieu perdu de soi ? Mon ami se perdait depuis si longtemps que sa présence y gagnait cette force qu’on trouve dans les arbres et dans l’intimité de leur musique. Ce vent pouvait être l’esprit soufflant sur la matière. N’était-ce pas cette poésie, qui lui revenait de droit, que je devais pour ainsi dire lui retourner comme l’écho non pas tant de sa parole que de cette écoute par laquelle il entrait dans le silence comme quelqu’un que nous avons perdu et qui revient, et nous dit quelque chose qui n’est ni une chose ni un mot. J’aurais voulu que cette matière entre l’ombre montante et le reste de lumière, ce visage commençant à s’effacer, puisse apparaître au sommet de son arbre, et que ma poésie feuillue, retombée jusqu’à ses racines, nous le garde longtemps. La mort de mon ami fut après les autres, le 101ème poème des « donnés au vent ».

L’histoire que je raconte de manière plus directe dans « Le jeune homme et la guerre » me vient d’une réalité plus ancienne, à la fois plus impersonnelle et pourtant, à certains égards, presque plus intime. C’est un drame de la guerre auquel je me suis trouvé mêlé en 1944. J’avais 14 ans. Je me trouvais sur une petite route campagnarde, suivant à vélo une charrette de foin conduite par un garçon de 18 ans que je connaissais bien, puisque nous habitions le même village. Les avions sont arrivés et la mort s’est taillé son chemin dans le mélange d’hommes, de chevaux et de foin que nous formions par cette belle après-midi d’Août où celui que je n’appellerai plus jamais que « le jeune homme » s’est installé en moi. Car c’est ainsi qu’une voix que nous entendons parler à l’intérieur de notre corps – comme il arrive lorsqu’on écrit – provient d’une bouche qui, telle une blessure, aura pu s’ouvrir à côté de la nôtre, comme si nous l’attendions pour grandir. Une rencontre n’est pas toujours dans ce qu’elle sait d’elle-même au moment où elle arrive. Il y a des intrusions qui, comme des balles, s’implantent dans notre chair et, tout en la perçant, l’augmentent jusqu’à la faire déborder sur ce que nous appelions assez innocemment notre âme et qui devient cette Voix, la voix de l’autre en nous : et cela se produit comme en dehors de toute attente et pourtant il n’est pas dit que nous n’étions pas prêts. La Guerre, ce monstre, nous revient d’un enfer déjà connu ; elle nous en apprend beaucoup plus sur l’homme, comme le Ciel et la Terre, que toute notre philosophie. Mon jeune homme n’était pas si loin de Shakespeare, lorsqu’il s’est adressé à moi ce jour-là par dessus les cadavres, son ombre même déjà partie à sa recherche. Comme il y a des souvenirs qui n’ont même plus besoin de la mémoire pour nous porter, certains morts habitent notre pensée et ils en font partie sans avoir à le dire : le passage de leur vie est pris dans la trame de la nôtre. On n’entend plus que ce frémissement qui traverse le bruit des bombes, jusqu’à s’écrire dans la terre, poème du jour éclaté.

« Poème du jour éclaté », le chant qui me semble s’imposer au poète ne serait pourtant pas qu’un rite circonstanciel. Si la mort en effet ouvre dans l’homme, dans sa chair, dans son esprit, la béance ultime dans laquelle, tout vivants que nous soyons, il nous semble déjà sombrer, n’est-ce pas que l’ombre appartient à la vie, si lumineuse soit-elle ? N’est-ce pas que l’amour – jusque dans le sexe et sa transfiguration – déporte l’homme, le jette dans l’inconnu, creusant ainsi en lui ce passage de l’extase, tout aussi bien mystique que physique, que le poète chante depuis la nuit des temps ? Quelle violence du vivre n’appelle-t-elle pas ce « poème du jour éclaté » dont nous attendons qu’il porte le monde à la limite à peine apaisée de son cri ?

C’est donc de la Poésie, en tant qu’elle crée elle-même la déchirure, l’éclatement de cette forme de jour entre nous que crée le langage qu’il faudrait parler. Certes cela a déjà été fait. Je ne saurais qu’y ajouter le modeste témoignage d’un praticien qui croit que la poésie nous aide à vivre par la force qu’elle oppose à la vaine agglomération des faux espoirs : « l’autre monde » promis par « ceux qui savent » n’est que « le  même » désespérément arc-bouté contre la mort. La Poésie ne promet rien : elle donne ce que nous pouvons entendre d’une voix déjà perdue, ou jamais entendue, l’autre, ce qui hors de nous nous emporte, l’absence dans la pensée plus ouverte que toutes les certitudes.

J’en reviens à mes morts comme à mes guides.

Entre mon ami – philosophe, médecin, psychanalyste – qui était, comme on dit, un homme de culture et le jeune paysan confronté à la guerre, pour qui l’école s’était terminée alors qu’il avait 14 ans, il y a ce que la psyché comme la terre justifie de silencieuse écoute, de retour au murmure, de retour à la source. Les formes qui nous fabriquent nous attendent au fond du monde où il nous faut descendre si nous voulons qu’elles nous reconnaissent. Je pense que ces deux hommes, si différents à tant d’égards, se retrouvent en moi pour qui la campagne fut autant que tous les livres et les livres autant de champs de blé bordés de coquelicots. Mais la terre et l’âme, si nous les travaillons, ne sont des paysages, une fois retournés, que lancés dans une œuvre vive, ainsi que le fait la poésie avec le langage. Qui reconnaîtrait ce socle originaire sur lequel va pousser la vie, quand nous y laissons entrer cette « lumière » dont le poète Philippe Jaccottet dit à propos précisément de la poésie et de sa lumière qu’ « elle franchit les mots comme en les effaçant » ?

Prendre les mots, comme ces mottes d’une terre labourée, et les conduire jusqu’à ce dépassement de l’évidence par lequel ils s’éclairent d’une autre assurance, d’une fonctionnalité bravement conquise, « produire », dit-on, qui veut dire aussi bien « faire avancer » que « faire apparaître » fut d’une certaine façon la tâche de ces deux là et encore aujourd’hui la mienne.

Je parle donc de la poésie à travers eux qui sont chacun à leur façon, des sourciers, voire des magiciens, des alchimistes ou des prêtres, si l’on considère qu’ils travaillent à transformer ce qui est en ce qui va devenir, métier d’arrachement au statu quo et de soulèvement de la jeunesse, sans parler des apparitions qui, comme les fleurs déjà citées, entrouvrent ce monde à l’autre.

Par exemple Rimbaud.

« La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui ne dit pas son nom ».

L’entreprise matinale pourrait être tout aussi bien celle du langage, si nous nous avançons en poètes sur le sentier d’une poésie qui, entre la nuit et le jour, se fraye un passage. Dans l’Aube (c’est le titre du poème de Rimbaud) qui voit se lever la parole, ne sommes-nous pas encore des ombres en , marche ? Car si le langage participe du soleil, de quel pacte avec la nuit n’est-il pas le garant ?

Comme le dit Borgès :

« Nous ne saurons jamais qui forgea la parole
Pour l’intervalle d’ombre
Qui divise les deux crépuscules.
Nous ne saurons jamais en quel siècle elle fut le signe
De l’espace étoilé. »1

La mort annoncée ouvrait à mon ami la nuit des signes. Les mots qui lui venaient, si semblables qu’ils fussent encore à ceux d’autrefois, ne se laissaient plus porter tranquillement par le flux de la parole ordinaire. Ils s’en détachaient comme pour se déposer sur une autre surface qui était déjà, y compris pour lui-même, celle de la mémoire. A la distance où déjà ils se situaient, ils se confondaient peu à peu avec les personnes et les choses que, dans la séparation d’un exode, on est appelé à laisser derrière soi : Par une sorte de paradoxe, leur vanité saute aux yeux, et dans le même temps, ils prennent une importance à la mesure de la perte dont ils sont à la fois les victimes et les témoins.

Le jeune homme était tombé d’un coup. Les mots qu’il aurait dits s’étaient perdus dans le corps avec la terre et le sang, et cela parlait d’une autre voix que la sienne et qui pourtant le portait par-dessus tout, le tirant vers le haut du ciel où son visage flottait.

Il arrive que le langage, soumis à l’émotion, se disloque aux quatre coins de la phrase mais le lit rude qui s’ouvre ainsi sous la langue s’emplit d’un écoulement de signes. Puis monte la musique.

« Le poème, dit René Char, est ascension furieuse ; la poésie le jeu des berges arides »

Devant l’ami qui va mourir, l’étranger plus proche au moment où il s’éloigne, ce que nous pouvions nous dire autrefois se dessine dans le vide comme la paroi rocheuse d’un cratère au sommet du volcan endormi. Il faut marcher avec notre parole au-dessus du gouffre. Les mots sont de la lave qui, jaillie des profondeurs, n’attend plus pour être féconde que d’être éteinte et refroidie.

Voici donc la poésie, « cette chose légère, ailée et sacrée » dont parle Platon. Nous la voyons s’effacer au loin comme dans cet appauvrissement du sens, qui fait de l’ultime échange un chuchotement. Mais comment passer d’un monde à l’autre sinon en s’estompant à l’horizon ? Et par quel chemin d’eau éclatée, sinon en s’arrachant à la transparence du jour ?

Qu’elle obéisse en effet à une rationalité comme celle qui, à sa façon, gouverne la mer, n’empêche pas la poésie de rouler ses vagues sur ce qui la révèle à son marinier comme beaucoup plus que la plaine liquide d’un langage. Ses creux disent la folie d’une parole déchaînée, délivrée même pour ainsi dire de sa matière, et emportée vers des formes qui, chez Homère, semblent sortir directement de la bouche des dieux. Les coquillages de nos versificateurs du dimanche ou de l’école ne disent pas tout ; ils ne donnent à entendre que la litanie d’une mer apaisée : La poésie pédagogisée vue de la plage avec, sur le grand tableau noir, les voiles forcément blanches d’une récitation évoque la liturgie d’un culte plus ou moins désaffecté. Mais il n’est pourtant pas jusqu’au plain-chant de Charles Péguy qui ne contienne, comme le ronflement de la houle, ses cris de colère. La poésie la plus explicitement narrative ne s’écoule dans le flux régulier de l’alexandrin que pour s’en évader sans bruit comme chez Racine : « Ariane ma sœur de quel amour blessée vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée » ? Le rythme et l’harmonie chez Lamartine, l’atonalité chez André Breton répondent à la nécessité d’ordonner selon les règles d’une composition fondamentalement musicale ce qui aura été pour l’un comme pour l’autre – et pour ainsi dire en amont de la pensée – l’objet d’une contemplation plus ou moins hallucinatoire. Elvire et Nadja sont sœurs vis-à-vis d’un tel destin. Le poète, fut-il aussi réaliste que François Villon, n’a pas attendu Rimbaud pour être un « voyant » : le vent qui fait danser les cadavres dans la « Ballade des pendus » remet la mort dans la vie, car mourir, dit-il, c’est « perdre vent et haleine » (testament 315) et cette force du souffle ne fait pourtant qu’en dissimuler la faiblesse car, dit-il encore, « autant en emporte le vent » (testament 392); et il arrive ainsi que nous voyons notre monde sous son double visage. Nous voyons ce que ce contemporain de Jérôme Bosch voit dans les ténèbres : l’éclat presque mystique des neiges d’antan. Mais il n’est pas – plus près de nous – jusqu’à l’auteur du philosophique « cimetière marin » qui ne se demande quelle voix lui a soufflé ce poème dont le mouvement procède, dit-il d’une « abstraction motrice ». Vue de Sète par Paul Valéry, « la mer, la mer toujours recommencée » n’est rien moins que le toit d’un temple qu’un « seul soupir résume ».

Faut-il donc que la poésie la plus élaborée avoue qu’elle ne tient son modeste pouvoir que de se perdre elle-même « entre le vide et l’évènement pur » dans ce qui n’est, selon le même Valéry, qu’un « écho », qu’une « étincelle », qu’un « songe » ; ce songe qui, selon le poète, n’en est pas moins un savoir.

Qu’on nous l’ait appris depuis longtemps ne nous dispense pas d’y revenir : les poètes sont inspirés par les vieilles Muses toujours aussi jeunes ou, pour le dire dans le langage d’aujourd’hui, par l’inconscient. L’écriture automatique de Philippe Soupault n’a-t’elle pas fait que mettre un mot sur une réalité que les vieux grecs savaient depuis longtemps et dont la Pythie et les cultes orphiques, sans oublier Pindare et Empédocle, ont autrefois cultivé le mystère.

C’est donc du coté du mystère que nous sommes renvoyés et, par là-même, à ce qui m’a convaincu que la poésie entretient avec la mort, et avec les morts, un rapport qui peut éclairer sa fonction peut-être la plus essentielle.

« Ne te plains pas », dit René Char au poète, « ne te plains pas de vivre plus près de la mort que les mortels »2.

Car la Poésie ne fait pas que rompre avec le discours plus ou moins rationnel -et qu’en littérature on a longtemps cru devoir circonscrire à ce qu’on appelle la prose- elle va chercher la parole là où elle nait et, ce faisant, elle nous révèle la fragilité du langage. Les mots qu’elle reprend à son compte, dont elle fait jusqu’à un certain point comme un enfant, ses jouets, sont certes libérés de la signification plus ou moins restrictive qui en facilite l’usage, mais leur délivrance pourrait aussi bien les condamner à une errance, cette errance des âmes que valait autrefois aux défunts l’abandon de leurs malheureuses dépouilles, ou, sur un mode moins funèbre, l’abandon des enfants eux-mêmes voués au destin de leurs jouets. La Poésie met le langage devant cette mort qui le menace et, ce faisant, elle lui donne aussi cette possibilité de renaître dont nous savourons la fraicheur dans les tâtonnements de ce linguiste innocent qu’est l’enfant, lorsqu’il puise dans son lexique incertain comme dans un sac de billes. Mots trouvés -enfants trouvés- qui, comme Moïse ou comme Œdipe, tirent de leurs difficultés de départ la force légendaire de leur destin.

« La violence poétique, dit Octavio Paz, est d’abord une violence faite au langage. Son premier acte est de déraciner les mots. Le second acte est le retour du mot : le poème se convertit en objet de participation Exode et retour ».3

Mais cette violence originelle de la Poésie ne relève pourtant pas seulement d’une décharge pulsionnelle que le plaisir des mots sollicite tant au niveau de la production des phonèmes (le plaisir de l’allitération) que de leur articulation. C’est aussi d’un jeu guerrier qu’il s’agit. Le langage est attaqué. Il est poussé dans ses retranchements. Et il s’agit en effet de le confronter à sa faiblesse, à ce voile d’irréalité que, contrairement aux apparences, il fait porter aux choses dites, à cette difficulté qu’il nous impose de nous couper du monde, fût-ce de nous-mêmes, quand il nous conduit à séparer malgré nous notre corps et notre esprit, comme s’il s’agissait de deux réalités qui s’excluent. Contre cette défaite du langage, cette défaite qui devient aussi la nôtre, la Poésie victorieuse propose une alliance entre les mots et les choses, cette même alliance que nous cherchions, mon ami et moi, alors que ce que nous avions à nous dire ne pouvait plus se dire selon l’ordre assuré de l’habituel discours. Dès lors en effet que la mort, échappant à la prise de ces mots qui ne font qu’en réduire la réalité à l’état d’une indicible absence, méritait d’être parlée pour ce qu’elle était d’un parcours ( ou comme on dit de manière si distante d’un processus), il n’était plus de parole qu’au-delà de la parole ou en-deçà, ne fût-elle plus qu’un geste, comme de prendre la main, comme quand Rodin sculpte La Main jusqu’à l’épuisement – tant de mains qu’on peut voir dans son atelier de Meudon et qui sont aussi le plein d’un silence.

« Il existe dans l’homme, dit Francis Ponge4, une faculté de savoir que les choses existent justement par ce qu’elles ont d’irréductibles à l’esprit.
La reconnaissance (et l’amour, la glorification) de cette sorte d’existence des choses
Telle peut-être la fonction de la poésie ».

Art plastique à sa façon, la poésie anticipe la fin de toute parole au profit d’un signe qui va et vient entre les corps, signe d’adieu sans doute mais pas seulement, à en croire ce que le poète Rainer Maria Rilke (au passage ancien secrétaire de Rodin) dit du regard de l’animal, ou de celui de l’amant, ou de celui du mourant, lorsque leurs yeux se fixent sur cet « ailleurs » auquel dans sa 8ème Elégie il donne ce nom de « l’ouvert », cette « libre sortie » (ce sont ses propres mots) vers un autre monde qui reste pourtant le nôtre.

Sous cet aspect on peut dire que la poésie dessine à notre horizon l’envers de ce décor qu’est aussi le langage. Son esthétique même ne lui suffit pas : elle doit le soumettre à l’ordre d’une vérité plus exigeante, car quel silence, à la toute fin de ses mots emportés si loin de la semence qui les aura lancés comme des étoiles, quel silence au terme de ce parcours où le moindre des poètes s’expose à un ailleurs ! Combien de mots simples et qui pourtant auront revisité la réalité si multiple des choses ont pu, jusque dans l’horreur des Camps de la mort, rouvrir de ces portes secrètes par où déjà des enfants prisonniers s’étaient échappés ! Un autre ami, Jean Lorenceau, lui aussi disparu et qui avait appris et qui savait de nombreux poèmes, les disait à Dachau dans ces temps de misère où, du côté de ceux qui étaient restés au pays, les mots de Paul Eluard et d’Aragon soutenaient, contre la langue confisquée de l’Occupation, la liberté d’une parole rendue à la vie. « L’ouvert » n’est pas qu’une réalité restituée à elle-même au-delà des mots qui l’emprisonnent, il est le mouvement même qui marie notre réalité à celle d’un monde en foisonnement de sens ; une rose n’est pas qu’une fleur devant nous, elle est celle dont le poète dit « et rose elle a vécu », et nous touchons à travers elle la fragilité de notre matière et de notre destin, cette vérité masquée qui n’est « l’ailleurs » vers lequel nous allons que parce que nous lui appartenons. Résister, c’est ainsi déchirer les masques qui défigurent la réalité, tel que nous le voyons aujourd’hui dans la réduction du monde aux objets d’une communication asservie. La poésie – ne faut-il pas le dire ici ? – devient aussi nécessaire que l’air pas ces temps où la pollution qui touche aussi le langage compromet aussi bien notre respiration au sens le plus large du mot. Mais sans doute nos difficultés spirituelles de mammifères humains ne sont-elles pas nouvelles à cet égard ? On n’a pas attendu Arthur Rimbaud pour lancer ce cri : « la vraie vie est ailleurs ». Sans le dire aussi ouvertement, que fait le vieil Homère ! Dans son poème ne crée t-il pas, au-delà des aventures guerrières dont il fait le récit, un monde tout aussi « autre » que l’est celui auquel nous aspirons, quand nous voyons aujourd’hui ce que nous voyons. Lorsque le visage d’une jeune fille comme Nausicca s’éclaire d’un sourire devant l’irruption d’Ulysse, l’éternel soldat, comment ne pas sentir que ce sourire vient d’ailleurs, de cet ailleurs que Rilke retrouve dans la sculpture grecque, lorsqu’il évoque dans sa Deuxième élégie « l’amour et l’adieu légèrement posés sur les épaules comme s’ils étaient d’une autre matière que chez nous. » La matière même de la poésie transcende les mots qui la constituent.

Ainsi, comme le dit Philippe Jaccottet, qu’il faille plus écouter que chercher à savoir, sinon à comprendre, reste la condition d’accès à une poésie qui, dans sa lenteur presque rituelle, opère déjà cette espèce de transmutation du divin en humain dont notre culture chrétienne et post chrétienne s’est nourrie. Aussi bien n’écoutons-nous pas les ultimes paroles de celui qui s’en va, comme si la route qu’il suivait selon le rite secret d’un retour, nous importait davantage que le pays traversé, puisque les mots eux-mêmes rendus à leur musique nous disent ce qui ne peut plus se dire.

Ainsi, par un effet particulier de délivrance, la Poésie restitue la parole à cette source dont le tarissement pourtant reste si proche. Le mot du poème est suspendu entre la vie et la mort. « Oh ! les pierres précieuses s’enfouissant et les fleurs ouvertes », dit Rimbaud au tout début des Illuminations. Le langage de la Poésie n’est-il pas comme l’écrivait Pierre Reverdy5 :

« sur l’écran glacé d’un horizon qui boude
ce fin profil de fil de fer amer
si délicatement délavé
par l’eau qui coule
larmes de rosée
les gouttes de soleil
les embruns de la mer »

ou encore, selon Yves Bonnefoy6 :

« Ce papier mince, et par endroit si mince que dissipé, déchiré, parce que c’est la même matière-limite qu’autrefois on appelait l’âme »

Comme mon ami et moi dans notre ultime échange, la poésie nous aide à franchir la frontière qui entre les mots et les choses, comme entre nous, prend cette forme nouvelle de « fil de fer amer » ou de « papier déchiré ». La poésie nous unit en même temps qu’elle nous aide à nous séparer : c’était comme si, naissant, nous devions perdre ce que nous avions appris pour gagner cette connaissance nouvelle d’un monde qui n’a jamais été, qui devient. Quelque nostalgique qu’elle soit, la poésie, fût-elle élégiaque comme sans doute le meilleur d’Apollinaire, regarde vers ce que ce poète appelle « l’autre bord »

« Et notre amour aussi se mêlait à la mort
au loin près d’un feu chantent des bohémiens
un train passait les yeux ouverts sur l’autre bord
nous regardions longtemps les villes riveraines ».7

A quoi fait écho René Char (dans « Les temps épars ») lorsqu’il dit :

« Faire un poème c’est prendre possession d’un au-delà nuptial qui se trouve bien dans cette vie, très rattaché à elle, et cependant à proximité des urnes de la mort ».

Ainsi ce que Rilke appelle « l’ouvert » est le monde que voient ceux qui ne séparent pas la vie de la mort. La poésie ouvre le tissu du langage. Par ces trous, le langage nouveau laisse passer ce que Rilke appelle « le pur, l’insurveillé » et aussi « le regard vers l’avenir ». Car les mots libres, les mots défaits de la signification partielle où ils nous tiennent enfermés avec eux, créent le sens élargi de tout le possible

« Elle est retrouvée
Quoi ? L’éternité », dit Rimbaud.

Ainsi pouvons-nous dire d’un poème qu’il n’est à tout instant que le dernier souffle de quelqu’un : les mots qui le forment atteignent à l’épuisement d’un élan presque démesuré par lequel et dans lequel il plonge comme ce fameux plongeur de Paestum que nous identifions à une courbe qui traverse l’espace et le temps. La poésie s’écarte du langage installé par un effort particulier d’affranchissement : il n’est pas jusqu’à la période oratoire d’un Bossuet en plein classicisme, sous la surveillance étroite d’un ordre qui associe l’Eglise et la Cour du Roi au culte de la clarté, sinon de l’évidence, qui n’échappe d’une certaine façon à son objet en le projetant dans « l’autre monde » d’une construction musicale où l’infini de Pascal vibre comme un corps.

Ecoutons plutôt -le lancement de la fameuse oraison funèbre pour Henriette- Marie de France, reine de Grande Bretagne :

« Celui qui règne dans les cieux et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois et de leur donner, quand il lui plait, de grandes et de terribles leçons ».

C’est ici le rythme qui ouvre la langue à l’immensité d’une réalité qui invite l’homme au dessaisissement de ses maigres pouvoirs. Les mots ne subissent aucun effet de déplacement : ils disent bien ce qu’ils disent, mais ils se plient à la loi d’une harmonie supérieure.

Rimbaud fait-il autre chose ?

« J’ai embrassé l’aube d’été. Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombre ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit…/…En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps… »

L’inanimé reprend vie dans un murmure. Entre le Dieu de Bossuet et l’Aube de Rimbaud, c’est l’immensité de l’autre monde qu’il faut sentir, son corps prenant corps dans le souffle de celui qui le dit, jusqu’à sa retombée.

Le poème, fût-il en prose, fût-il enfermé dans les limites d’une culture, d’un moment culturel, introduit à une forme de totalité à la fois ouverte et contenante : une intimité retrouvée avec le monde.

Certes « l’œuvre pure, comme le dit Mallarmé8, implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots » ce que confirme à sa façon René Char « Eclair et rose en nous dans leur fugacité, pour nous accomplir, s’ajoutent »9. L’accomplissement passe par la liberté rendue au mot dont Octavio Paz10dit de son côté :

(il) se lève
il marche
sur un fil tendu
entre le silence et le cri
sur le fil
du dire rigoureux.

Le poète écoute ce que lui dicte le mot, qui n’est presque plus un mot sur « l’âme blanche de la page » – précise Paz – mais le revenant d’un autre monde.

Comment ne pas penser à Victor Hugo et à son expérience spirite de Jersey, lorsqu’il interroge sa fille morte Léopoldine. Peut-être pouvons-nous créditer la poésie d’un pouvoir de « recouvrance », comme on disait autrefois, tel que celui qu’on accorde dans la plupart des cultures, à la contemplation mystique. La poésie a cette vertu de la prière qui lui fait nous rendre présent ce qui nous manque et que notre mémoire ne suffit pas à ranimer dans notre corps. Les énumérations des comptines n’ont-elles pas déjà ce pouvoir quelque peu magique de relancer en nous, dans une continuité rassurante, le sang d’une vie qui nous donne à craindre que, comme le fil des Moires ou des Parques, elle ne soit coupée. « Orléans, Beaugency, Notre Dame de Cléry, Vendôme, Vendôme » en disent beaucoup plus que la géographie ou même l’histoire qui s’y trouvent évoquées. Le courant de la vie dans sa répétition reprend forme et cependant c’est la scansion des mots qui en crée la dynamique musicale, car ce qui s’en va doit aussi être traversé, ainsi qu’il revient à la langue de le faire et singulièrement à la poésie.

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine, faut-il qu’il m’en souvienne » retourne la fuite du temps dans un sentiment de permanence qui, comme le pont, parvient à l’enjamber : « les jours s’en vont, je demeure ». La disparition de ceux qui nous sont chers occupe notre pensée dans une pénombre de souvenirs que n’éclaire parfois qu’une image, remontée de ce fond commun (fait de détails) avec l’enfance et que nous retrouvons, comme Gérard de Nerval dans :

« Un air très vieux, languissant et funèbre
qui pour moi seul a des charmes secrets »11

C’est sur le temps dont nous aimons secrètement l’effusion que la poésie nous permet de jeter un pont, nous aussi, entre ce monde et l’autre monde, entre notre parole silencieuse et le silence parlant de ceux que nous n’avons qu’en partie perdus. Or ce pouvoir nous est donné. Nous nous murmurons des chansons sans paroles qui en disent plus que tous les discours. L’enfant qui ne voit plus sa mère la réinvente ainsi avec les moyens du bord. C’est un poète – non pas seulement un rêveur mais l’acteur d’une restitution vivante – on pourrait dire une résurrection – qui défie le monde des fantômes : que serions-nous devenus, si nous n’avions appris depuis longtemps à faire de tant d’absences, non seulement autour de nous mais en nous, ces présences qui nous font vivre. La poésie rend justice d’une absence que ne comble pas le langage et elle en fait ce que nous avons vu : d’une béance – le monde dans lequel nous tombons jusqu’à la mort – une ouverture, cette « libre sortie » de Rilke que nous cherchons toujours.

Elle est retrouvée !
Quoi ? L’éternité
C’est la mer mêlée
au soleil.12

Le secret de ces vers nous reste sans doute en partie inaccessible. « De joie, dit Rimbaud, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible ». D’emblée le poème brouille les pistes. Que faire d’une éternité qui ne serait que cela : l’exaltation de l’eau et de la lumière dans une mer consubstantiellement unie au soleil comme Dieu et le Verbe. Et pourtant c’est de la retrouver avant de la reconnaître que nous en éprouvons en nous l’étendue : En si peu de mots nous sommes enlevés. Mais où ? Nous nous souvenons assurément d’avoir été pris par ces ensoleillements marins qui nous semblaient revenir de si loin qu’ils nous portaient au-delà du temps et du corps étroits, ou de cet esprit ratiocineur, dans lesquels nous nous sentons enfermés.

« Là tu te dégages
et voles selon. »

comme dit plus loin Rimbaud. Nous redisons ces vers graves, naïfs et -puisque le dit l’auteur- « bouffons », comme on marche la nuit en répétant le nom des étoiles, comme si nous les retrouvions. Sommes-nous vraiment de ce monde ou de l’autre ? Et si je dis « l’autre », ou si je dis comme notre poète : «  je est un autre », en sais-je davantage sur moi ou sur l’autre que sur la terre et le ciel ? « Science et patience », s’amuse encore Rimbaud vers la fin du poème sur le ton de Montaigne : « je sais que je ne sais pas grand-chose » – alors l’éternité ! Pourquoi pas la poésie de notre mort, les morts perdus et retrouvés d’une langue qui a peut-être été la nôtre, ou le sera ?

La force qui s’attache à son jaillissement condamne la poésie à cette fragilité qui renvoie la pensée à un murmure de source, à ce balbutiement de nouveau né qui pourrait être aussi bien celui du mourant. Car l’idée d’où vient le poème se dessine d’abord en creux dans le corps du poète. Elle prend la forme d’une perception qui ne prétend pas comprendre le monde, ni même le prendre dans sa réalité convenue. C’est un son ou une vue détaché d’un ensemble inconnu, peut-être perdu et qui s’impose en étranger, et dont pourtant quelque signe, émanant de si loin, n’est pas sans évoquer la communauté d’une appartenance. Ainsi, le visiteur, si souvent dans les cultures traditionnelles, est-il reçu comme le messager d’une intimité peut-être un moment égarée et qui, de là-bas où on l’avait laissée, revient. Quelle trace d’un au-delà re-présenté dans sa familiarité vient ici visiter le poète ?

Hölederlin, de s’être perdu sur le chemin du divin, nous revient ainsi un moment parmi les hommes :

Arrive, feu !
Nous sommes avides
D’assister au jour
Et, l’épreuve aussitôt
A travers nos genoux accomplie,
Se devine le vacarme dans la forêt…
Nul, sans ailes, n’a le pouvoir
De saisir ce qui est proche
De plain-pied
Et passer à l’autre bord.13

Mais n’est-il pas jusqu’au théâtre classique – tel celui de Racine – dont le rideau narratif s’entrouvre pour laisser passer le chant d’une poésie – quelques fois appelée pure – qui aura pu être la visite improbable et pourtant depuis longtemps attendue de ce que le psychanalyste Masud Khan appelle « le soi caché ». Ainsi dans Andromaque, lorsque Racine dit :

« Dans l’Orient désert quel devint mon ennui » la musique donne à l’espace cette configuration d’un ailleurs qui rompt avec le fil de l’histoire, et de son récit, et c’est une suspension comme dans toute mort. On pense à un théâtre de l’intime. Loin du « moi haïssable » que notre auteur janséniste partage avec Pascal. Loin des discours académiques. On aperçoit le grand Racine dans l’exil sans doute impossible de sa vie la plus secrète. Il faudra Rimbaud pour pousser la réalité de l’exil poétique jusqu’à l’emprisonnement dans son désert d’Abyssinie, là où les mots ne seront plus que des pierres et des armes. Cette coïncidence peut nous éclairer ; la poésie confronte l’homme à une vérité dont les mots de la langue si bien apprise tendent à le séparer. Une musique de la perte inscrite dans l’orient de la naissance comme dans l’occident de la mort résonne sous la peau du poème : le corps et l’âme se rejoignent sous le moi, dans cette profondeur des mots errants, visiteurs de l’aube ou du soir qui esquissent la forme sans forme d’un au-delà, ou d’un en-deçà qui ne parle pas mais peut-être au loin, si loin, chante.

Mais qu’est-ce qui se cache derrière la poésie sinon ce que nous découvrons la nuit en regardant le ciel ou, dans cette présence-absence de l’autre, alors qu’il est là et qu’il s’en va ? Comment en effet ne pas penser à ce que, devant l’ami sur son chemin de mort et bientôt immobilisé dans une figure difficilement adoucie du néant, je ressens dans mon propre corps ? Comme la mer qui se retire, penser mon ami découvre une étendue si proche du désert qu’il me semble qu’elle n’est faite que de souvenirs, comme d’autant de mirages auxquels s’accrocher.
Pourtant ce qu’a été cet ami me revient d’une autre manière que si je n’avais fait que l’enregistrer sur la surface étale d’une absence. Il m’apparaît non pas comme l’étoile ou la galaxie suspendue au-dessus de moi, ou le beau texte d’un livre dont ma bibliothèque s’illustrerait. Il m’apparaît à l’intérieur d’un espace qui me contient, plus proche du livre que j’écrirais, que j’écris, et qui n’existe encore en moi que dans le mouvement qui le fait. Cette commune appartenance qui nous associait au monde nous associe toujours à ce qui, au-delà de chacun, se constituait comme une intériorité beaucoup plus grande que celle de nos deux moi. Au-delà même du « soi caché » de chacun, c’est bel et bien où la poésie nous emmenait que nous nous retrouvions, non pas seulement dans l’objet de notre rêverie mais dans l’acte même de rêver qui fait partie tout aussi bien du corps et de l’esprit, et qui n’est pas qu’une pensée, comme l’a montré Bachelard, mais une volonté et un geste. La poésie transforme celui qui l’écrit et celui qui la lit, ou l’entend, par le fait même qu’elle l’emmène dans cet ailleurs qui est toujours la place de l’autre, quelque lien qui nous unisse à lui. C’est une illusion, comme le montre Montaigne, de s’appartenir entièrement. L’amitié fonde la présence de soi à soi sur une expérience qui, comme celle de Saint-Augustin dans sa relation à Dieu, fait de l’invisible altérité le moteur d’une participation au monde. La poésie nous recentre dans le monde en y convoquant le plus intime de notre intimité, ce voyage paradoxal avec l’autre. Comme l’amitié, elle va chercher l’autre jusqu’au fond de nous. Elle sollicite ce qui échappe à notre conscience et ce qui se dissimule si bizarrement dans ce que Christian David dans son dernier article appelait « l’étrangèreté » de notre corps. Car c’est aussi notre exil ordinaire de nous sentir hors de chez nous, lorsque, par une mise à distance délibérée, nous réduisons le monde qui nous entoure à un « environnement », alors qu’il est aussi notre peau et peut-être même davantage.

Mon Jeune homme participait de cette campagne où je vivais comme, non pas tant dans la camaraderie du voisinage, que dans cette extension du corps à un village et à la terre où se tissent des liens pour ainsi dire organiques. Or n’est-ce pas, jusque dans la mort d’un ami, la réalité retrouvée d’une forme de communauté physique, matière humaine émergeant des pensées et même des sentiments, comme si la chair, telle une terre, tremblait dans ses fondations ? Quelle voix remontant de ces profondeurs me parle, et de qui, et de quoi, alors même que la terre s’ouvre, alors même que le corps se disloque si loin, et pourtant si près, alors même que le Jeune homme, tombé de sa montagne de feu sous les balles d’une armée libératrice, annonce et prophétise à sa façon le mélange des mondes ?

Oui la poésie nous ouvre à ce monde qui pour être « nôtre », n’en est pas moins aussi l’autre monde, ce visiteur inattendu, ce prophète venu d’ailleurs, cette voix d’outre-tombe qu’interrogeait Victor Hugo et que Rilke attendait au château de Muzot, quand l’ange de l’invisible lui dicta ses Elégies.

Mais ces grands noms de la poésie ne doivent pas nous faire oublier que l’acte poétique est un acte aussi simple et pourtant riche en complexité qu’un dessin d’enfant. Dans un atelier d’écriture que j’animais il y a quelques décades, des adolescents exclus de l’école écrivaient des poèmes qui m’étonnaient tout autant qu’eux. Portés sans même le savoir par le désir d’aller au-delà de la langue, et à coup sûr de la situation fermée où ils croupissaient, ces « mauvais élèves » accédaient à un autre monde que celui dans lequel, tout en y errant, ils se sentaient emprisonnés. Ne sommes nous pas tous, un jour ou l’autre, les mauvais élèves d’une vie qui ressemble à « l’Orient désert » de Racine ? Comme dans la dépression, nous nous laissons porter vers la mort, sans vouloir lui laisser prendre en nous la place qui lui revient, qui est celle de l’étranger, notre « soi caché ». Comme les morts viennent un jour éclore en nous, il faut bien pourtant que notre propre mort nous habite, la même où, dans l’amour, nous touchons à cette frontière du pays qui nous rappelle à la fois le nôtre et lui tourne le dos. Des passages que l’effraction amoureuse ouvre ainsi, telle chez les mystiques la percée de l’extase, nous sont donnés par la poésie. Il est probable que cela vient de son origine physique. Le poème a pris sa forme d’une perception qui ne prétend pas comprendre le monde, ni même le prendre dans sa réalité convenue d’objet offert à la connaissance et qui, une fois remis à sa place, servirait au poète de repère sinon de guide ? C’est un son, une vue, la sensation d’un toucher qui, détaché de l’ensemble où il aurait pu ou dû se situer, s’impose en intrus, alors même qu’un signe, venu de si loin, n’est pas sans évoquer quelque origine retrouvée et cependant aussi difficile à délimiter que le souvenir dans un roman de Modiano. Notre corps en sait plus long sur nous que nos longues études. Il prend l’espace et le temps dans leur corporéité partagée, puisqu’il en est fait. N’a-t-il pas déjà vécu dans un corps qui n’était pas le sien et qui pourtant le produisait dans une gestation où, comme dans le fameux poème de Baudelaire intitulé « Correspondances »

« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».

Notre connaissance du monde et de soi dans le monde s’est-elle nourrie des lointains symboles qui éclairèrent la nuit de notre vie d’avant la vie ? C’est sans doute le fil d’Ariane que dévide dans son labyrinthe, notre vie même, relancée de si loin par les images sonores et visuelles, que la poésie retrouve sous et entre les mots, comme entre les pierres le ruisseau d’une eau déterminée à suivre son cours.

Ainsi donc, si la poésie prend tout son sens dans le dernier échange que nous pouvons avoir avec celui qui s’en va, comme on dit, dans l’autre monde, c’est qu’elle y opère selon sa nature. N’est-elle pas en effet cette sourcière – et sorcière à sa façon – qui, pour avoir fracturé la couche apparente du langage, s’applique à en retrouver la dynamique originelle, retrouvant par là-même ce que, pour grandir, nous avons dû sacrifier de notre plaisir, quand il nous fallut sortir de ce bain où les mots n’étaient encore que musique. Et par sa capacité à nous offrir un tel retour, ne pourrait-on penser que cette poésie nous facilite le nouveau passage auquel nous contraint non seulement la mort dans sa radicalité mais la vie, sans cesse appelée à son propre dépassement dans la rencontre de l’autre, ne fût-il que l’ombre encore projetée de soi-même sur l’écran du monde.

Car nous ne cessons guère, y compris dans notre désir de nous approprier les choses, ou les mots si souvent devenus des choses, de tenter cette « sortie » qu’il se peut que nous jalousions aux animaux, aux amants, et peut-être même à nos morts dont l’expérience nous effraie autant qu’elle nous fascine : nous voudrions que notre moi et le monde, ce monde dont il nous a fallu nous détacher pour nous sentir plus libres et plus forts, se retrouvent au bout du compte, et c’est ainsi que nous tentons d’en faire la conquête, de le coloniser, y compris tout justement par le langage qui en fait une projection de notre pensée. Mais nous savons bien que même la connaissance objective de notre corps, son appropriation raisonnée, ne nous le rend pas assez proche, loin s’en faut, pour que notre esprit s’y reconnaisse comme tout à fait chez lui. Nous sommes jetés hors de ce paradis comme de ce ciel étoilé dont la physique ne nous permet pas – malgré ce qu’elle nous en apprend – de nous sentir les enfants plus ou moins prodigues.

Or c’est bien à la poésie qu’il revient de nous faire sortir, comme les anciens juifs de la terre de Pharaon, du rude pays de l’exil. Sortir pour rentrer au pays du « soi caché » qui est fait de la même matière que le monde et qui inexorablement y retourne. La poésie nous fait faire ce travail que l’amour dans sa folie et la mort dans son désordre nous imposent. C’est par la nuit d’une parole délivrée que nous retrouvons la lumière sans nom, telle qu’elle vibre en nous, ne fût-ce que par le lent passage où nos morts s’en vont et nous reviennent. Chaque fois notre souffle de vie nous emmène où il veut et nous le suivons. De même nous suivons des airs, des mots devenus comme chez Homère des oiseaux, et la parole parle presque sans nous, petits et grands poètes que nous sommes.

Le vieil homme et le jeune homme autour desquels j’ai fait voler mes oiseaux se sont envolés autour de moi, autour de vous, mais, comme les mots qui n’arrivent à l’intérieur de la parole que pour l’enlever au-dessus de la langue, ils nous prennent sur leurs ailes et nous font nous perdre au loin sur les cimes du silence aux sombres arêtes.

L’un de ces mots tout justement me revient, qui me montre la chair retrouvée dans l’ombre, comme si c’était de l’esprit revenu de son éclat au grain terreux de l’origine. Quel champ de blé chante au plus bas, à la racine de la racine, sous l’eau brouillée de l’enfance, là où commence le mot « pain » qui dit « le pain » ?

Je reprends le mot au temps de la guerre, lorsque le pain était rare comme le sont les amis. Nous le mangions avec respect. Nous l’avions connu fort et abondant. Il n’était plus qu’une ombre grise. Si je redis son nom, ce qui me revient n’est presque plus un mot mais la matière foisonnante, et à la fois pauvre dans sa nudité, qu’on attribuerait plutôt à quelqu’un.

C’est que nous devons passer par dessus le mot « pain » pour aller chercher les soleils du blé coupé, battu et écrasé, dont, sous la croûte fermée, s’avance doucement la pâte aussi lente et durable que l’air, quand nos mains devant nous lui donnent fièrement sa forme.

Nos morts sont notre pain.

La poésie, par les temps difficiles où il manque, redonne au pain sa présence presque divine.

Il y a pour nous au-delà des mots un autre monde : l’air que nous modelons toujours plus loin devant nous, jusqu’aux amis qui se font rares, les morts mêmes, et c’est avec tous ceux-là que nous marchons sous le ciel étoilé et dans la nuit de nos poèmes.


1Histoire de la nuit.
2Les matinaux.
3In L’art et la lyre.
4In Une figue de paroles et pourquoi.
5En 1959 dans Sable mouvant.
6Rue Traversière 1978 «  à propos de Miklos Bokor ».
7Le Guetteur mélancolique.
8In Variations sur un sujet.
9In La bibliothèque est en feu.
10Jours ouvrables.
11Les petits châteaux de Bohême.
12Une saison en enfer Alchimie du verbe en Délires II.
13Poèmes traduits par André Du Bouchet, Paris, Mercure de France, 1963.

J.-P. Bigeault, juin 2015

« FOU D’AMOUR » – Ou « Comment s’en débarrasser ? »

Adressé au journal Le Monde
2015

Le film de Philippe Ramos, « Fou d’amour », pourra rester, 60 ans après le crime du Curé d’Uruffe – dont il s’inspire – comme la tentative désespérée sinon d’une absolution du criminel, du moins de la dissolution du crime dans les « petits arrangements » d’une comédie dramatique d’assez bon ton.

L’abbé Guy Desnoyers, ou plutôt son substitut nettoyé à grande eau dans les rivières d’un pays qui pourrait être le paradis sur terre, y subit le sort normal (à l’époque) d’un criminel à qui s’applique la loi comme à tout un chacun : il est proprement guillotiné et, puisque malgré tout il parle encore, le réalisateur se saisit aimablement de sa tête pour lui faire dire qu’il n’aura lui-même été, dans toute cette affaire, qu’une victime.

Encore que, grâce à ce subterfuge, la fameuse « monstruosité » de ce prêtre – dénoncé aujourd’hui encore par tel théologien de service (qui ne se prive pas pour y voir une réincarnation diabolique des tyrans totalitaires) – soit renvoyée au Moyen Âge, on aimerait savoir ce que ce malheureux prêtre aura eu à subir pour en arriver là : assassiner sa maîtresse après lui avoir donné l’absolution, et baptiser l’enfant qu’il lui arrache du ventre avant de le poignarder.

Que ces faits – à la satisfaction générale – soient en partie escamotés à la fin de l’aventure quasi donjuanesque de ce joli curé bien reçu au château de sa paroisse, voilà en tous cas ce qui les ramène à des accidents de parcours. En les sanctionnant une bonne fois1, on pourra les faire passer par pertes et profits. On dira que l’Abbé a été victime de ses succès, un peu comme ces escrocs de bonne famille à qui on donnerait le Bon Dieu sans confession, jusqu’au moment où ils sont aspirés par le vide. Une bien triste histoire, après qu’on a souri et même ri de ces péchés somme toute « mignons » qui font de la sexualité comme d’une table bien servie le simple reflet du cadre naturel où ils se présentent. Faut-il ajouter que la luxure s’y pare même de la grâce, quand la maîtresse, idéalement aveugle, y incarne à elle seule la lumière des horizons transparents.

Mais la vérité – la difficile vérité de ce drame digne d’une antiquité toujours présente au cœur de l’homme – échappe à ce récit d’un « fait divers » qui aplatit la tragédie, comme le fait aussi bien de la rusticité des corps et des collines du vrai pays d’Uruffe un esthétisme sans faille. Que le goût du sacré et celui de la mort se rencontrent dans un érotisme dont Georges Bataille a montré le noyau d’angoisse, cela ne saurait trouver sa place dans un monde où le « passage à l’acte » n’est que l’effet d’un vice aussi dépourvu de sens qu’une bêtise.

Et voilà comment en 2015, alors que de pédophilies sans panache à des barbaries aussi spectaculaires que celles de nos Croisades, le Mal revient, on continue dans les salons, comme sur le Titanic, de faire jouer les violons de la sympathie et de la désapprobation mêlées. La réalité rugueuse d’un garçon de la campagne projeté – avec le savoir qu’on lui a laborieusement infusé – dans le village ouvrier dépourvu de grâce d’une Lorraine assez peu paradisiaque, n’a guère plus de poids que celle d’un gamin de banlieue qui tourne mal. Quand à l’Eglise à laquelle est ligoté ce prêtre qu’on renvoie paternellement à Dieu comme au Deus ex machina de sa psychologie forcément accessoire, on ne l’interroge pas plus qu’on ne le fait véritablement aujourd’hui de l’Ecole, fabricante avérée d’échec social et moral. Il était donc écrit que ces réalités accessibles seraient passées par la trappe, comme si elles risquaient de nous faire sortir de notre rêve.

« Fou d’amour » ne dit donc ni la folie – en ce qu’elle a de tragiquement ordinaire chez l’homme écartelé entre ses désirs – ni même l’amour, quand la sexualité dévergondée s’y efforce d’en faire sauter les verrous, comme si l’amour aussi nous menaçait.

Faut-il croire que Philippe Ramos, dans un souci d’apaisement, nous a fait revisiter Uruffe en touristes, le monde, ce « paradis perdu », ayant encore quelques beaux jours devant lui ? Mais l’homme, l’abbé Guy Desnoyers, n’est pas le reste pittoresque d’un monument un peu usé. Il est toujours vivant, comme l’a justement pressenti Philippe Ramos : il nous parle, il nous interroge. En tous cas, merci de nous l’avoir rappelé.

Jean-Pierre BIGEAULT
poète et psychanalyste


1 Plus radicalement que dans la réalité, puisque Guy Desnoyers fut, non pas guillotiné, mais condamné aux travaux forcés.