URUFFE à Cherbourg

Librairie RYST – Cherbourg  – 7 mars 2009 – J.-P. BIGEAULT

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Introduction

Je n’ai inventé ce message de l’au-delà que pour souligner cette évidence  : dans la mémoire le vivant et le mort ne sont pas loin l’un de l’autre. Cette évidence justifie les trois points suivants  :

1) On peut aborder cette proximité de la vie et de la mort par l’humour. C’est ce que j’ai essayé de faire dans “Petit tas d’épitaphes

2) Mais l’humour est une sorte de cache-sexe appliqué à la tragédie dans la mesure où la tragédie nous expose à la crudité, à la cruauté des pulsions et de la vie en général telles que nous les voyons à l’œuvre dans

Le double crime de l’abbé Desnoyers, curé d’Uruffe”.

Dans cet ouvrage j’ai tenté de descendre dans les enfers du psychisme humain en essayant de comprendre sinon de pardonner.

3) Enfin, j’ai rebondi sur les dessins de Gwezenneg – venus après coup me ré assommer des coups de ce crime – en tentant d’y réintroduire

Une autre parole qui se perde dans le chant
Comme tous les naufrages humains
Comme les déchirures charnelles de la Hague
Comme notre terre travaillée aussi par la mort
Afin que les unes comme les autres
Se laissent enlever à l’horizon plus tendre de la mer

Ce sont les “Cahiers”
“d’Uruffe à la Hague”

Uruffe

C’est par le journal Le Monde en date du 6 décembre 1956 (3 jours après le crime) que j’ai appris le drame qui devait me hanter pendant plus de 50 ans.
Je me vois encore dans mon bureau de jeune professeur au milieu de la douzaine d’adolescents, qu’avec ma compagne de l’époque, nous hébergions dans une vieille demeure Napoléon III de la région parisienne. Loin d’être indifférent aux réactions qui devaient être les miennes, ce contexte aura joué, tout au contraire, un rôle déterminant dans la tentative de compréhension – sinon d’explication – dont le drame que je vais évoquer allait devenir, pendant tant d’années, le si étrange objet.

Il vous faut en effet savoir que mon intérêt pour l’éducation – qui devait s’appuyer sur de nouvelles études consacrées à la Psychologie – avait pour le moins deux origines  : la première venait de la guerre que j’avais vécue, adolescent, et qui m’avait révélé à quel horrible prix nous avions dû payer le “malaise dans la civilisation” dont avait parlé Sigmund Freud dès 1930. Découvrir à 15 ans que le fameux humanisme dans lequel j’avais été élevé débouchait sur Auschwitz, pour ne citer que ce nom-là, ouvrait un abîme dans lequel sombrait non seulement une culture, mais une éthique dont l’éducation s’était complu à gonfler les vessies en lanternes idéalistes.

La seconde origine de mon intérêt pour l’éducation – qui ne faisait à vrai dire que renforcer la première – tenait au milieu clérical dans lequel j’avais évolué et dont je commençais à comprendre que l’appel à la vie dont résonnait l’époque n’y trouvait un écho qu’au prix d’un renforcement des ambiguïtés  : le refoulement y côtoyait le passage à l’acte (pédophilique) dans la difficile gestion du désir – ce désir devenu lui-même, après les contraintes de la guerre, le signe emblématique d’un monde nouveau.

Aussi bien l’époque, où s’affirmait dans bien des engagements une élite chrétienne audacieuse sinon aventureuse, était elle aussi le cadre d’un processus de déchristianisation qui semblait faire bégayer l’histoire et les consciences. On y voyait ainsi des prêtres-ouvriers «  condamnés  » (en 1953) et des mouvements d’action catholique (JOC-JAC-JEC) renvoyés à leur spiritualité céder la place à des curés plus ou moins seuls et qui s’activaient comme ils pouvaient dans une réalité dont les repères n’étaient plus ce qu’ils avaient été. Décidément, qu’il s’agisse de leur monde intérieur ou du monde social, il y avait quelque chose d’ingouvernable au sein même d’un système de valeurs qui, comme le système colonial, n’obéissait plus à ce qu’Emmanuel Mounier avait appelé «  le désordre établi  ».

Telle est donc la toile de fond devant laquelle je me trouvais au soir du 6 décembre 1956 lorsque j’ai lu dans Le Monde le récit suivant  :

C’est mardi matin qu’on avait découvert…
                                                                 Et ce fut l’aveu.

Les faits – puisque c’est ainsi qu’on en parle – dépassaient l’imagination en cela précisément qu’un curé, généralement estimé dans son village en dépit de son penchant connu pour la fréquentation des femmes – et en particulier des jeunes filles – ne trouvait pas sa place dans le catalogue de nos représentations criminologiques.

Mais ce n’était encore rien auprès de ce que l’enquête et le procès en Assises, deux ans plus tard, devaient nous révéler. Car ce prêtre assassin, qui protestait de sa foi et de son attachement à la prêtrise, s’était dans le crime même, invraisemblablement comporté comme s’il était dans l’exercice de son sacerdoce  : il avait administré les sacrements à ses propres victimes, c’est-à-dire qu’il avait donné l’extrême onction à sa maîtresse et, l’ayant abattue, avait poignardé son enfant – leur enfant – après l’avoir fait naître, par une sorte de césarienne, du cadavre de sa mère.

A quelle extrémité de la stupidité ou de la perversion sacrilège, nous trouvions-nous projetés, ou à tout le moins dans quelle forme caractérisée de psychopathologie  ?
Cependant bien des témoignages démentaient ces hypothèses.
Guy Desnoyers avait été un élève assez médiocre au long de ses études mais un jeune homme discrètement engagé – résistant à son heure – et après le séminaire un prêtre qui avait animé plusieurs paroisses dont, pour finir, celle d’Uruffe – non loin de Domrémy en Lorraine – avec un égal succès auprès des jeunes et des familles.

Certes ce sympathique curé avait des amies. Ce bruit s’était répandu bien au-delà du village et jusqu’à l’Evêché de Nancy. Mais ce qui serait plus tard retenu contre lui comme le dérèglement d’un séducteur organisé n’affectait pas l’idée qu’on se faisait d’un homme qui contribuait généreusement à la vie d’une petite cité ouvrière où, sans lui, les jeunes se fussent adonnés à la boisson ou à d’autres excès. Mais enfin, que Desnoyers fût comme on dit, débrouillard n’en faisait pas le monstre que pourtant il allait devenir  !

Cependant les experts eux-mêmes confirmèrent que l’abbé Desnoyers ne souffrait d’aucune maladie mentale même si, comme devait l’écrire en 1962, dans son livre “Trois crimes rituels”, Marcel Jouhandeau, “l’éclipse de la conscience à la faveur de laquelle les puissances occultes s’emparent de lui et le conduisent déjà hors de lui-même” s’était combinée en lui avec l’invraisemblable cohérence religieuse d’un homme de foi.

Cette folie qui n’en était pas une me parla d’autant plus – je dois le redire ici – que j’avais vu jusqu’où la sexualité de plusieurs prêtres aux prises avec une affectivité plus confusionnelle que perverse (au sens psychanalytique du mot) pouvait les conduire alors même que leur idéal restait intact.

De plus la fréquentation éducative des adolescents, la découverte que je venais de faire du destin conjugal de mes pulsions, la rencontre somme toute violente des mouvements de maturité et d’immaturité tels qu’ils apparaissent de façon déstabilisante dans ces moments du développement psycho affectif qu’on appelle “crises” lorsqu’il s’agit de l’adolescence, tout cet ensemble me conduisait à partager ce point de vue du grand journaliste de l’époque qu’était Bertrand Poirot-Delpech  :

“il semble en réalité que, par nature et par un concours de circonstances, Desnoyers n’ait pas quitté l’enfance…le malheur a voulu que cet “enfant” livré à lui-même ait, à plus de trente ans, des désirs d’homme, une fonction qui inspirait la confiance, un révolver aussi…”

Le Monde 26/27 01 1958
Double crime, page 180

Or c’est dans ces temps-là que j’eus l’occasion d’approcher la réalité d’une circonstance, à la fois bien différente et non moins étrange, voire, à certains égards, scandaleuse pour l’esprit, où se donnait à voir un autre mélange des pulsions de vie et des pulsions de mort qui associait la mise au monde et la destruction du vivant.

Mes études de psychologie m’avaient amené à l’époque jusqu’à l’hôpital parisien de l’Hôtel-Dieu et tout particulièrement jusqu’au quartier spécifique où étaient détenues des femmes coupables d’infanticide sur leur propre enfant.
Cette occurrence relança mon questionnement sur les états-limite qu’avait à sa façon évoqué Marcel Jouhandeau à propos de l’abbé Desnoyers. Ce qui ressortait en effet de l’étude dans laquelle je m’étais engagé avec une jeune psychiatre, était que bon nombre de ces mères, atteintes de ce qu’on appelle une psychose puerpérale, n’avaient tué leur enfant qu’à la faveur de cet état somme toute passager dont, comme le curé d’Uruffe, elles ne gardaient qu’un souvenir confus.
Faut-il ajouter qu’elles étaient en mesure de reprendre ensuite une vie quasi normale  ?
La question du “sens” de ce passage à l’acte – si étroites que fûssent les limites de son inscription dans l’espace et dans le temps – se posait d’autant plus que le délire n’était pas chez ces patientes – pas plus que chez Guy Desnoyers – le mode habituel de leur rapport à la réalité.

J’en étais là de mes questionnements quand une rencontre inattendue me replaça quelques années plus tard devant l’énigme d’Uruffe.

Un jeune psychologue – qui venait de faire dix ans de prison (où il avait d’ailleurs fait ses études) pour meurtre et avec lequel je devais lier d’ailleurs un lien d’amitié – me parla de Guy Desnoyers qu’il y avait connu. C’était, me dit-il, un homme sensible, affable mais retenu, qui s’occupait alors avec grand soin de la bibliothèque.

J’appris un peu plus tard que le soigneux bibliothécaire avait envisagé d’épouser une visiteuse de prison qu’il voyait régulièrement. Le destin de l’homme Desnoyers, sans doute encore et toujours à la recherche d’un impossible, s’inscrivait peu à peu pour moi dans une crise qui le dépassait.

Je rédigeai quelques articles à partir de l’infanticide et esquissai tout un livre auquel s’intéressera d’abord un grand éditeur. Mais après quelque temps, l’éditeur pensa que le sujet était trop scientifique.
Puis les années passèrent  ! Je m’étais engagé dans une psychanalyse personnelle, j’avais développé mes activités éducatives en les spécialisant dans la direction du médico-social. Devenu psychanalyste moi-même, j’étais entré dans le monde singulier de la psyché et me tenais sur la frontière incertaine qui sépare et réunit le normal et le pathologique. Guy Desnoyers n’avait pas entièrement disparu. Un certain nombre de mes patients, candidats à la prêtrise, voire prêtres mariés, me renvoyaient à la tragédie d’Uruffe. Il m’arrivait de penser que si ce malheureux curé avait été soigné, non pas comme le fou qu’il n’était pas, mais comme l’enfant dont il n’arrivait pas à renaître, à grandir…, si l’évêque de Nancy, au lieu de le renvoyer à la prière, l’avait orienté vers un psychanalyste, tel qu’à l’époque Marc Oraison, médecin devenu prêtre à Bordeaux (il est vrai suspect aux yeux du Vatican), le crime d’Uruffe aurait pu se jouer comme une de ces tragédies du monde antique sur une scène où sa vérité dramatique se fût exprimée à moindre frais et au bénéfice de l’humain.

J’en étais là de ma pensée lorsque survint, beaucoup plus près de nous, en l’an 2000 le livre de Jean-François Colosimo intitulé “Le jour de la colère de Dieu”. (J.-C. Lattès).
L’auteur, théologien orthodoxe, éditeur et journaliste, y expliquait tout au contraire que le crime, dans sa transréalité démoniaque, trouvait sa terrible et métaphysique justification en ce qu’il servait la cause de Dieu.
Ce livre, magnifiquement écrit, érudit quant à ses références théologiques, apocalyptique au sens propre du mot, c’est-à-dire révélateur du sens spirituel caché dans le destin charnel de l’homme pêcheur, me fit l’effet d’une vieille bombe à retardement, de celles qui éclatent, après la guerre, quand personne n’y pense plus  !

En un mot j’avais trop de respect pour le spirituel pour le laisser confondre – comme c’est en effet devenu la mode – avec le psychologique en évacuant le dernier au présumé profit du premier. Je déniais à un auteur, si respectable qu’il soit, le droit de se poser en prophète au mépris de l’homme dont il instrumentalisait la vie, au bénéfice de sa vision, alors même que cette vie avait déjà été instrumentalisée… jusqu’au crime.

Et c’est ainsi que j’ai entrepris de reprendre l’affaire d’Uruffe en la ramenant à l’homme.

Je me suis enfermé à nouveau, mais cette fois comme dans la prison de son psychisme, avec l’abbé Desnoyers qui aurait pu être mon frère et qui l’est de toute façon en tant que l’un de ces “frères humains” dont parle François Villon. Cette “sombre fraternité” – c’est ainsi que j’ai désigné mon lien avec Desnoyers – n’a guidé mes pas que pour autant qu’il m’a été possible de m’identifier à lui. Ce faisant, je n’ai pas agi en témoin extérieur, en historien fort de ses documents. Je me suis placé devant ce pauvre homme comme devant un patient ordinaire, mais presqu’entièrement muet ou parlant une autre langue, come cela arrive. Je l’ai réinventé, comme l’archéologue auquel Freud se compare, à partir des quelques ruines qui étaient à ma disposition. A partir aussi de ces restes en moi, non seulement d’enfance, mais d’enfance blessée et idéalisée, celle-là qui constitue le socle de nos maturités fragiles.

Cette méthode en partie fondée sur le rapprochement sinon le mélange des personnes (transfert – contre-transfert dit-on en psychanalyse) m’a conduit à mélanger également les genres.
Mon essai est aussi un poème. Les tragiques grecs ne parlaient, ne faisaient parler l’inceste et le parricide, qu’en faisant passer leur réalité démesurée (à l’extrême limite du pacte humain) par l’ordonnance et la scansion du chant. La folle rationalité du crime – comme dans ses extrémités aussi celle de l’amour – ne se découvre pas dans les manuels de psychologie, et les biographies les plus parlantes sont des vies réinventées par des poètes.
J’ai voulu ainsi sortir de la fascination qu’exerce sur nous le spectacle de la violence – et les refoulements au moyen desquels nous évitons de la penser – en l’apprivoisant par une familiarité progressive, telle précisément que le chant le permet dans l’écoulement de sa durée.

J’ai été guidé dans mon travail par une conviction, elle-même née d’un constat assez banal, aussi vieux que la culture humaine  : comme la vie et la mort sont un tout, les pulsions créatrices de l’homme ne sont pas longtemps dissociables de ses pulsions destructrices. Elles sont mêmes tellement liées que l’amour – et en particulier ce qu’on appelle «  l’état amoureux  » – s’avèrent être un théâtre assez habituel pour la mise en scène de leur collusion. La sexualité humaine, faite de pièces et de morceaux, se prête à ce mélange assez banalement pervers, tout autant d’ailleurs que son refoulement, quand on voit par exemple ce qu’au nom de «  l’amour du prochain  » la Sainte Inquisition, conduite par l’Eglise jusqu’à l’aube des temps modernes, a su accomplir en matière de criminalité légale.

Mais n’est-ce pas le moment de nous souvenir de ce que dit Freud à propos de certaines transformations de la pulsion sexuelle  : «  quelqu’horrible qu’en soit le résultat, on y retrouve une part d’activité psychique qui correspond à son idéalisation  ».

Pour revenir à mon point de départ – c’est-à-dire aux leçons de la guerre – j’ai donc voulu dénoncer les méfaits d’un idéalisme non contrôlé, que cet idéalisme projette l’homme hors de sa condition en oubliant de quoi il est fait, ou que l’homme s’oublie en Dieu, comme si Dieu le dispensait d’être lui-même et de chercher à se connaître selon le vieux précepte de Socrate.
Un crime comme celui du curé d’Uruffe nous éclaire sur la capacité de ce que Robert Musil appelle «  l’homme sans qualités  » à convertir sa dépression larvée en passage à l’acte, comme on déclenche une guerre, quand l’économie est en faillite.

Car Guy Desnoyers ne courait après les femmes, comme après la suractivité dont il ne remplissait sa vie que pour combler ce vide abyssal en lui où il s’était perdu avec son idéal, comme l’enfant qui n’a pour image de lui-même que l’image obsessionnelle de son jouet à l’érotisme clos.

À PROPOS DU DOUBLE CRIME DE L’ABBÉ DESNOYERS, CURÉ D’URUFFE

Voici trois questions que vous pourriez me poser et auxquelles je vais tenter de répondre brièvement :
1/ Qu’est-ce qui m’a amené à écrire un livre sur le crime du curé d’Uruffe ?
2/ Pourquoi ai-je choisi d’écrire un essai qui est aussi un poème ?
3/ En quel sens peut-on tirer de ce drame une leçon pour l’éducation ?

1/ Pourquoi ai-je écrit ce livre ?

Concomitante au crime de 1956, l’idée de ce livre est liée à un certain nombre de faits et d’expériences qui ont marqué ma vie dans une époque elle-même marquée par la libération des mœurs et le développement des sciences dites humaines.

a) Un premier point concerne directement le statut de la sexualité dans un moment où se pose non seulement déjà le problème de la sexualité des prêtres, mais, de façon plus large, la question de la place de l’érotisme dans la vie et en particulier, comme le développe Georges Bataille dans toute son œuvre (1926-1961, dont l’Erotisme en 1957), la place même de la mort dans l’érotisme (« notre activité sexuelle, dit Georges Bataille, achève de nous river à l’image angoissante de la mort »).Mouvement de pensée qu’il convient de rattacher au surréalisme et au développement de la psychanalyse et qui sort de la sphère intellectuelle pour entrer peu à peu dans le domaine public.

b) Le deuxième point m’est plus personnel. Il concerne l’expérience d’un milieu éducatif particulièrement dynamique (méthodes actives) où – en tant que jeune professeur de lettres – j’ai vu des prêtres, confrontés au monde pulsionnel de l’adolescence et pour ainsi dire poussés dans leurs propres retranchements, associer la poursuite souvent sincère d’un idéal à des comportements plus ou moins pédophiliques où la violence avait sa place.

c) Le troisième point, tout aussi lié à une expérience personnelle, vient compléter le premier en ce sens qu’il concerne l’institution spécialisée que j’ai moi-même créée avec quelques amis pour y accueillir des adolescents en difficulté. Encore que le passage à l’acte pédophilique n’y ait jamais eu sa place, j’y ai été tout de même amené à m’interroger sur la fragilité de ce que l’on pourrait appeler la sublimation éducative. J’y reviendrai à la fin de cet exposé.

d) Enfin, s’agissant du curé d’Uruffe, la discordance entre la monstruosité du crime et, pour ainsi dire, la banalité de la structure psychologique du criminel me donnait à penser que l’homme n’était pas le monstre qu’essayaient d’en faire bon nombre de journalistes et l’opinion publique en général. À considérer le mélange de calcul et de naïveté qui constituait le comportement de Guy Desnoyers – ce prêtre à bien des égards apprécié du village où il brillait comme animateur (théâtre, sport) –, à considérer son obstination même à exercer son ministère jusque dans le crime, il me semblait que ces paradoxes avaient un autre sens que celui qu’on ne trouvait d’ailleurs pas dans la démence inexistante, voire dans la simple perversion. Ils exprimaient surtout la violence des conflits névrotiques qui habitaient un homme divisé entre la soumission à l’autorité et la rage d’une révolte dont la sexualité avait été le théâtre. J’en venais naturellement à penser que cet homme, emprisonné dès sa jeunesse, dans le désir qu’on avait eu pour lui de « devenir prêtre », n’avait eu de cesse de répondre à sa vocation par la fidélité à sa foi, tout en tentant de s’en échapper jusqu’à se faire payer cette échappée sexuelle par le crime qui devait le ramener en prison.
Ce schéma m’était suggéré par la situation même des adolescents dont je m’occupais. Eux aussi étaient pris au piège d’une identité que la famille et l’école leur avaient offerte comme un cadeau, mais un cadeau empoisonné qu’ils vivaient – sans clairement le savoir – comme une forme d’aliénation. Leurs passages à l’acte – certes non criminels, mais déjà largement engagés sur la voie de la transgression – exprimaient ces conflits profonds dont souffre aujourd’hui encore toute une partie non négligeable de la jeunesse.
À partir de cette expérience, je pensais que l’abbé Guy Desnoyers aurait bénéficié d’une éducation qui l’amène à se créer lui-même, plutôt qu’à se répéter dans une langue qui n’était pas la sienne.
Mais je dois ajouter – pour revenir à ce que je disais au début de ce propos – que j’éprouvais un sentiment plus large encore, s’agissant de ce crime. Je le ressentais comme une tragédie qui mettait en scène non seulement l’inconscient d’un homme, mais celui d’une société d’après-guerre où les forces de vie et de mort s’affrontaient dans un combat mythique. La monstruosité du crime se nourrissait de cette globalité cachée. Comme devait le montrer Georges Bataille dans le livre qu’il consacra à la fin de sa vie (1959) à Gilles de Rais, « le crime appartient au monde où il est commis ».
Nous sommes bien placés aujourd’hui pour savoir ce qu’il en est d’une jeunesse dont la délinquance est aussi le miroir d’une société dévoyée.

e) Enfin, cette dimension mythique du crime résonnait d’autant plus en moi qu’elle réveillait les années sombres de la guerre que j’avais vécue adolescent. Certains aspects apparemment anecdotiques de cette expérience refaisaient surface dans mon appréhension du crime.
J’avais en effet dix ans quand l’armée allemande victorieuse avait commencé à occuper la France. Je vivais avec mes parents dans une maison d’école qui avait été en grande partie réquisitionnée pour loger les officiers d’un régiment ennemi. Les images de ces soldats fringants dans leurs tenues parfaitement élégantes, volontairement courtois avec mes parents, comme dans le livre de Vercors intitulé Le silence de la mer – ainsi qu’ils étaient d’ailleurs sur ordre et au début de l’occupation avec la population en général – éventuellement délicats vis-à-vis d’un enfant, celui que j’étais, qui leur rappelait les leurs restés en Allemagne et parfois, ce qui ne gâte rien, cultivés (à la manière d’Ernst Junger, l’auteur des Falaises de marbre) – ces images me fascinaient. Elles me fascinaient (au sens positif et négatif du mot) parce qu’elles s’associaient dans mon esprit à celles qui collaient aussi à ces guerriers et qui concernaient leurs capacités à devenir, à redevenir les meurtriers, voire les assassins qu’ils avaient été ou qu’ils seraient. Le contraste entre tant d’élégance et la possible cruauté me donnait à penser que la Beauté comme la Gentillesse éventuellement sincère pouvaient soutenir la cause du Mal ; que peut-être même la vertu légitimait le crime.
Une telle fascination, je dois le dire, rejoignait celle qu’à cet âge j’éprouvais à l’égard de mon père dont l’affection justifiait l’autorité jusqu’à me pousser à lui prêter la force menaçante d’une toute puissance.
Officiers et père mélangés, il m’arrivait ainsi de me relever la nuit, terrorisé, pour m’assurer que ces hommes dont j’entendais les voix au-dessous de ma chambre ne se préparaient pas à me tuer.
C’est donc sur ce fond si peu que ce soit traumatique que la question de la duplicité dite monstrueuse du curé d’Uruffe est venue s’inscrire. Elle rejoignait aussi bien la zone troublée de ma conscience où flottait cette ligne de partage entre le Bien et le Mal que les professeurs de morale familiaux et extra-familiaux m’avaient pourtant dessinée d’une main qui ne tremblait pas. La guerre étant ce qu’elle était, n’avais-je pas appris, avec la bénédiction de mon père, homme rigoureux s’il en était, à voler l’ennemi qui disposait de nourritures que nous n’avions pas. Je découvrais Montaigne et le relativisme de la morale dans le texte même de la vie. Je n’étais pas un monstre et pourtant le vol, quelque nécessaire qu’il fût, m’était aussi un plaisir.
Par cette petite porte de la transgression quasi domestique, j’entrais dans le mystère de la rage heureuse et malheureuse telle que l’ordre de la guerre pouvait m’en laisser entrevoir la sombre érotique. Et c’est ainsi qu’au temps d’Uruffe, je trouvai dans le crime de l’abbé Desnoyers un écho de ces confusions où la frontière dont on veut croire qu’elle sépare absolument le sexe et la mort se dissout dans l’une de ces extases ambiguës toujours plus ou moins prêtes à associer le sacré et la barbarie.

Mais à cette expérience de la guerre, il me faut en ajouter une autre qui fut plus directement éducative.
Me trouvant pour mes études secondaires dans un lycée religieux, j’avais côtoyé des garçons engagés prématurément dans ce qu’on appelait alors la « vocation ». Ces engagements, venus obturer très tôt (c’est-à-dire trop tôt) – et on peut l’imaginer de façon quelque peu artificielle – la béance psychologique de l’adolescence, répondaient en même temps à une forme collective de culpabilité que la guerre – avec la défaite et l’occupation – avait provoquée. Le pouvoir politique de Vichy et la partie la plus visible de l’Église avaient ainsi appelé le peuple au rachat de ses fautes, invitant pour l’occasion au sacrifice une jeunesse dont les parents étaient censés avoir trahi directement ou indirectement « l’ordre moral ».
Épargné moi-même à cet égard grâce à la culture de ma famille plus proche des hussards de la République que de cette pensée rédemptrice, je n’en voyais que mieux comment nombre de mes camarades se trouvaient alors enrôlés dans une machinerie psychologique et sociale où déjà leur sexualité et leur violence juvénile cédaient à une répression qui préparait de plus obscurs dérapages. Comme Guy Desnoyers, ils venaient pour la plupart d’une paysannerie à la fois violente et intimidée, et le séminaire qui les attendait ne ferait pas dans la dentelle psychologique pour les ficeler dans sa camisole doucereusement dogmatique.
Telle était donc cette époque dont je vous ai déjà suggéré qu’elle préparait – en sous-main de la reconstruction à laquelle serait consacrée l’après-guerre – les tragédies et les comédies de sa destructivité peu à peu recouverte du manteau de Noé de ce que l’on appelle aujourd’hui les Trente Glorieuses.
J’en ai fini avec le contexte qui se trouve être à l’origine de mon désir non seulement d’écrire sur le crime de Guy Desnoyers, mais de tenter de le comprendre aussi fraternellement qu’il m’était possible.

2/ Qu’est-ce qui m’a amené à choisir la forme d’un poème pour écrire sur le curé d’Uruffe ?

La réponse à cette question est pour ainsi dire contenue dans ce que je viens d’exposer. La réalité du mélange vivant qu’est un homme comme Guy Desnoyers n’est pas réductible à l’énoncé des éléments qui le composent. Aborder le criminel (ou le fou) comme l’objet d’une science – par ailleurs souvent incertaine – risque de nous faire passer à côté d’une vérité humaine qui est aussi la nôtre. Quelle que soit en effet la démesure du crime, nous ne pouvons le comprendre au seul moyen de notre langage présumé le plus contrôlé. La mesure même de notre discours rationnel nous trompe sur ce que nous mesurons, dès lors qu’il s’agit de ce que refuse notre conscience, c’est-à-dire la confusion de nos sentiments, l’intrication même des pulsions qui sous-tendent nos idéaux comme nos conduites les plus banales – qui n’ont pas besoin d’être sexuelles pour mélanger la volonté de pouvoir au charme discret de la servitude volontaire.

Or ces mélanges qui sont bel et bien les nôtres, comme l’ont montré tous les grands moralistes, ne nous sont véritablement accessibles que grâce aux poètes qui, comme Sophocle, Shakespeare ou Racine, cherchent moins à expliquer l’homme qu’à l’impliquer dans la recherche de lui-même en lui tendant les miroirs grossissants de ceux qu’il appelle ses monstres et qui sont aussi ses fantasmes.

Car la poésie, dans ses constructions délibérément associatives, cherche à recoudre les morceaux de ce que nous nous appliquons à découper en parcelles pour nous faire croire que nous le maîtrisons. Elle rend aux choses comme aux êtres vivants et donc aux personnes elles-mêmes ce qui les rapproche de notre corps, de notre esprit, de notre cœur, dans l’unité de notre propre multiplicité. Elle fait du « il » ou du « elle » – par lesquels nous désignons des objets – le « tu » de notre « je », le « nous » d’un partage qui rend à la connaissance sa capacité de nous aider à vivre.

Mais la poésie a aussi – et je dirais particulièrement ici – cette fonction religieuse dont Kafka créditait la littérature lorsqu’il la chargeait de « relier » les éléments éclatés de ce qu’il appelait prophétiquement « une époque de mal ». Ce n’est donc pas sans arrière-pensées que je le cite, s’agissant de réunir les parties éparpillées d’un prêtre et de ses victimes. « L’art, dit en effet Kafka, est, comme la prière, une main tendue vers l’obscurité, une main qui veut saisir une part de grâce pour se muer en main qui donne » (Janouch, Conversations avec F. Kafka).
Je dirais enfin que je devais ce poème à un criminel qui était aussi une victime, qui payait de son image exclusive de meurtrier et même d’assassin la ressemblance criminelle et victimaire qu’il avait avec beaucoup d’hommes souvent plus malins que lui et jusqu’à un certain point avec chacun d’entre nous. Je lui devais ce poème au nom d’une société – et bien sûr de ses institutions – qui ne lui avait pas donné, en l’éduquant, la chance que j’ai eue moi-même de pouvoir m’échapper de quelques prisons.

3/ J’en arrive au troisième point de mon exposé : en quel sens peut-on tirer de ce drame une leçon pour l’éducation ?
Je dois d’abord rappeler un aspect particulier de l’expérience éducative dans laquelle je me lançais à l’époque du crime d’Uruffe.
Cette expérience, que j’ai rapportée dans Une poétique pour l’éducation, soulevait la grave question de la place de la destructivité dans l’éducation.
D’un côté, en effet, nous avions à faire avec des adolescents qui se trouvaient exclus (oui ! déjà à l’époque) du système scolaire et qui, sans être des monstres, passaient en tous cas pour les marginaux imprévisibles d’une société qui entendait se reconstruire en bon ordre. Or, ces adolescents à la fois révoltés et inhibés s’attaquaient le plus souvent à eux-mêmes et s’attaquaient entre eux dans le prolongement des attaques dont ils se sentaient plus ou moins confusément avoir été victimes. Sous cet aspect, on peut dire que notre travail consistait à leur faire inventer des objets qui ne les attaquent pas a priori (que ces objets fussent des savoirs, des organisations ou des personnes) ; ou pour le dire autrement notre pédagogie visait à leur offrir des partenaires qui leur laissaient au besoin la liberté de les remettre en cause plutôt que d’en dénier la réalité. Ainsi, leur propre négativité, sollicitée dans l’attitude critique, devenait-elle cet instrument positif que les pouvoirs sans contre-pouvoirs (les pouvoirs dogmatiques qui ne sont rien d’autre que tyranniques) interdisent à ceux qui leur sont assujettis.
On voit dans cette perspective la force de contre-exemple qui se dégageait de l’impasse où s’était perdu le curé d’Uruffe. Il s’agissait d’un homme que son éducation mécaniquement normative n’avait pas préparé le moins du monde à s’inventer lui-même. Prisonnier de son propre vide, il s’était raccroché au pouvoir sacerdotal jusqu’à s’y fabriquer une ombre d’homme, un spectre qui jouait au football et administrait les sacrements. Mais cette identité de compensation manquait de corps. Pour tenter de se rattraper, l’homme s’était drogué au sexe sur le mode adolescent d’une régression infantile marquée par la toute puissance. Quelque scandaleuse qu’elle fût, l’alliance entre sa débauche, son dévoiement criminel et l’exercice impérieux de son sacerdoce trahissait une commune origine : la misère psychique.
La plupart des adolescents dont nous nous occupions ne souffraient pas d’autre chose. Ils n’avaient pas nécessairement manqué d’éducation au sens quantitatif du mot, mais l’éducation qu’ils avaient reçue n’avait été qu’un montage. Ils s’appliquaient à le démonter jusqu’à sacrifier leur force vitale à une destructivité qu’ils ne s’expliquaient pas. Il nous revenait de les aider à trouver un meilleur équilibre entre ces forces contraires.
Ce fut un travail où leur désir d’en découdre avec les savoirs formels qu’on leur avait appliqués comme des potions médicinales devait être pris en compte dans une approche démystifiée et dédramatisée – c’est-à-dire le plus souvent ludique – des objets à connaître. Leur créativité ne pouvait être sollicitée qu’en passant par une certaine forme de désobéissance irrévérencieuse vis-à-vis des formes officielles des savoirs, voire des savoirs eux-mêmes. De plus, les aventures de la pensée – oserais-je dire de la libre pensée ? – n’étaient possibles que pour autant qu’elles étaient associées à ce qu’on pourrait appeler « l’aventure sociale » d’une institution dont les cadres, qu’ils fussent organisationnels ou relationnels, relevaient eux-mêmes d’une invention collective. C’était à ce prix que nous tentions de rendre à chacun non seulement sa dignité, mais son désir d’avancer, de grandir, à partir d’un partage fondé sur la rencontre, fût-elle conflictuelle. De sorte qu’on pourrait dire que ce grand réservoir d’agressivité constitué par une soixantaine d’adolescents rebelles fournissait l’énergie d’une organisation éducative toujours plus ou moins en procès, c’est-à-dire se développant elle-même comme un processus. Processus pédagogique et socio-politique qui, dans la ligne générale d’une pensée psychanalytique, se fixait comme objectif d’élaborer des rapports de force en les mettant à jour derrière des systèmes défensifs dont la négativité (qu’elle s’exprime sous la forme de l’inertie ou de l’agressivité déclarée) devait être au contraire considérée comme positivement révélatrice de conflits essentiels à la vie.

En conclusion – et pour relier le crime d’Uruffe à notre réflexion sur l’éducation – je dirais qu’une éducation moralisante qui fonde son idéal positif sur le déni de la réalité des pulsions n’aboutit qu’à des sublimations qui ne sont que des châteaux de sable.
Il revient, me semble-t-il, à l’éducation d’intégrer dans des démarches souvent acrobatiques, sinon scabreuses, les forces contraires qui opposent chez l’homme comme chez l’enfant et l’adolescent ce que Baudelaire, au prix de bien des souffrances, a tenté de réunir en lui – et en nous – par la création : aspiration à la vie et attirance pour la destruction, c’est-à-dire la mort.
Par ces temps où un érotisme de la consommation s’associe des forces qui mettent à mal la planète et la personne humaine, le crime de l’abbé Desnoyers ne devrait pas nous être étranger. Qu’ils soient en effet sexuels ou non – et qu’ils concernent des choses, des idées ou des personnes, ces objets que nous mettons au compte de notre libération nous ligotent à des forces aliénantes qui ne sont pas les dernières à se parer des dépouilles de l’idéal. La tragédie d’Uruffe devrait nous être d’autant plus proche que la déconfiture de notre système de valeurs nous révèle les insuffisances d’une éducation plus vite enfermée dans ses principes et son formalisme qu’ouverte au nécessaire apprentissage de soi et du monde. Alors même que depuis cinquante ans la revendication subjective de l’individu et le déploiement social de la communication se développent, n’est-il pas urgent – comme le rappelait un récent colloque, celui de Bahrein sur l’Ecole – que l’éducation se réinvente au regard des nouveaux besoins qui concernent à la fois et de façon souvent contradictoire l’exigence d’autonomie des personnes et la nécessité de la compenser par l’ouverture de véritables liens sociaux. Il en va – pourrais-je dire dans le prolongement du drame de l’abbé Desnoyers – de la possibilité pour chacun de « se créer soi-même » sans pourtant se couper des autres, comme nous le faisons en les instrumentalisant au service de notre désir, quel que généreux qu’il soit.

Si malsain que soit en effet à bien des égards le débat récent sur l’identité, n’est-il pas le symptôme d’un trouble qui dépasse le racisme ordinaire. Comme l’abbé Desnoyers, prisonnier de son rôle et incertain du désir de ce qu’il voudrait être, l’homme et la femme, l’adolescent et l’enfant d’aujourd’hui vont trop souvent d’un objet à l’autre dans l’avidité toujours frustrée d’un paradis déjà perdu, et par là même faudrait-il s’étonner qu’après avoir brûlé les voitures de l’autre, on s’acharne enfin directement sur l’autre pour lui ôter son visage qui est notre miroir ?
Il est sans doute plus urgent que jamais de prendre en considération la négativité de cette violence tout à fait humaine pour orienter notre action éducative.

Jean-Pierre Bigeault
le 19 novembre 2011

René Genis

George Besson, Jean Bouret, Jean-Pierre Bigeault

Imprimerie Union, 1967

Violence et savoir: L’intervention éducative et les « savoirs interdicteurs »

Devant la maltraitance et les abus sexuels, l'intervention sociale - qu'elle soit éducative, thérapeutique ou judiciaire - se heurte à des difficultés qui mettent en cause "le rapport au savoir" de l'ensemble des partenaires du champ concerné. La formation des intervenants ne peut ignorer plus longtemps ce problème. Elle le peut d'autant moins que "l'ignorance" et "le secret" affectent non seulement, dans l'aire de la violence, les bourreaux et les victimes mais ceux mêmes qui tentent d'intervenir sur les tenants et les aboutissants de cette violence. Mais c'est que notre culture reste imprégnée par les "savoirs interdicteurs". Ce livre invite à tirer des dénis culturels massifs qui occultent aujourd'hui encore la réalité de l'infanticide comme celle du génocide, la leçon qu'impose tout aussi bien l'analyse de la violence (intrafamiliale) ordinaire : car n'est©ce pas répondre à la violence par la violence que de s'obstiner à en évacuer le sens ?

Jean-Pierre Bigeault et Dominique Agostini - Editions L'Harmattan - 1996

Ce qui apparaît

Les célèbres apparitions religieuses feraient oublier ce qu'il en est de notre rapport au monde, lorsque nous consentons à l'accueillir. « Ce qui apparaît » à la bergère de Lourdes, au poète de Guernesey, au peintre d'Arles - et à chacun d'entre nous - consacre la réalité d'un partage. Comme toute création, c'est un commencement !

Editions L'Harmattan - 15 mai 2017

L’enfance du sexe

L'objet du désir est écrit en creux dans le corps inachevé du poète. Ainsi va longtemps l'enfant dans les chemins de la langue intime, encore et toujours éperdue dans l'ombre étoilée du matin. Les mots s'avancent dans le jeu des mains et des bouches. Que le sexe commence avant la sexualité revient à dire que la poésie n'attend pas le couronnement du discours pour aller chercher le passage, l'entrée secrète pour où le monde s'ouvre entre le feu du rire et le gémissement des sources.

Editions l'Harmattan - 6 mai 2017

Nausicaa Beach 1 et 2

Les chemins de la mer comme ceux de la vie sont des passages et c'est au prix d'une traversée interminable qu'Ulysse parvient à les trouver. Chez Nausicaa « la princesse aux bras très blancs », le marin, lavé à grande eau par les laveuses du château, se met à raconter l'immensité de son désir, mer qui l'aura roulé dans sa houle jusqu'à y perdre son nom. L'amour après la guerre passe par la voie initiatique d'un retour. Une jeune fille rêve après cela.

Editions L'Harmattan - 2016

Par les flots dont Ulysse à la fin se lasse, l'homme n'est-il pas finalement son écueil volant par-dessus les nids d'oiseaux et les cris blancs de la mer ? L'enfance revient avec la peur de mourir entre deux eaux sans revoir l'horizon des pas sur la frontière, la beauté naturelle de « l'autre » errant parmi les ombres. Ulysse rentre chez soi après un long voyage. Et s'il était « quelqu'un » au bout du compte et du poème ?

Editions L'harmattan - 2016

DU BON USAGE DES HÉROS - à l'occasion de la publication de Nausicaa Beach I et II

  • Nausicaa beach – qui est donc le prétexte au propos que je vais tenir – n’est pas un titre très sérieux mais c’est que la rencontre entre Ulysse et cette « princesse à la plage » appelée Nausicaa a tout de même – comme on dirait aujourd’hui – un côté sexy ! Et d’autre part, puisque en 1969 j’ai publié Ulysse et la Verte Queen et en 2009 Le cheval de Troie n’aura pas lieu, on pourra penser que je suis un récidiviste.

    En tous cas c’est aussi – vous l’avez compris – que j’ai de la suite dans les idées. J’ai rencontré Ulysse lorsque j’avais 15 ans, alors que j’étais en classe de seconde et que, sous la férule en forme de trident d’un brillant helléniste, j’apprenais le grec. Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là. Pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, je me suis pris pour Ulysse ; j’ai même demandé à mon meilleur camarade de classe, futur grand Prix de Rome, de me graver un ex libris à ce nom. Et, à vrai dire – c’est aussi le moment de vous en faire la confidence – j’aimais le grec, la langue, et j’avais comme Ulysse un grand voyage dans la tête et qui serait – lâchons le mot ! – cette sorte « d’école buissonnière » il est vrai mouvementée à quoi me faisait penser le grand retour de ce fameux et pourtant relatif vainqueur de Troie. Et aussi bien, autant vous le dire dans la foulée, ce que j’appréciais chez Ulysse, c’était la lenteur (10 ans) et l’ambiguïté de son retour, si tant est même que ce retour ne fût pas plutôt un aller, comme on pourrait dire d’un souvenir qui se met à nous devancer, à nous ouvrir la route. Mais surtout, sans me l’avouer tout à fait, je trouvais qu’il y avait chez Ulysse de la graine de mauvais élève. Je rêvais tout à fait secrètement d’être un mauvais élève, et je m’expliquerai là-dessus quand il sera temps. Pour l’heure, l’idée principale que je veux vous exposer, c’est que nous avons tous besoin d’Ulysse pour être nous-mêmes, prendre le temps de « nous faire » en zigzaguant sur une mer pas toujours transparente, en finir avec la gloire de la lumière et les victoires fracassantes, traîner même dans les rues et les courants d’eau trouble s’il le faut, et, une fois rentré chez soi, reprendre la vie à son début comme un mort entièrement fleuri d’humanité et qui revit dans ses arbres.

    Quel programme me direz-vous ! Pourrait-on dire encore qu’il soit homérique ? Car il me faut bien lâcher le mot : cet Ulysse, dans sa nudité de naufragé battu par les vagues et enrobé de sel lorsqu’il apparaît à Nausicaa sur cette plage parfaitement rustique de Phéacie, n’est-il pas ce qu’on appelle un « anti-héros » ?

    Nous y sommes. Voilà notre sujet ! Par ces temps difficiles – ces guerres de Troie sans trop de Belle Hélène pour nous en faire avaler la pilule – avons-nous besoin de nouveaux Achille ou de ces drôles d’Ulysse plus malins que grandioses qui nous ressemblent trop, alors que nous rêvons malgré nous pour nous sauver … de demi-dieux ?

    Pour répondre à cette question difficile, je dois d’abord revenir, si vous le permettez, sur ma modeste expérience de lycéen d’après-guerre.

    Après que le Débarquement de Normandie eût précipité mon adolescence dans le miroir grossissant des incertitudes, je me vis comme un fantôme qui courait après son corps. Et il arriva cette chose à dire vrai plutôt prévisible, que, poussé par les vents qui soufflaient depuis longtemps dans le sens de la réparation spirituelle, je me lançai à la recherche de mon âme et je me mis – tout en m’associant au déblai des vraies ruines – à vouloir sauver le monde dans sa profondeur. Catholique et marxiste, je m’activai, à la surprise générale, y compris la mienne. Un idéalisme m’emportait, teinté pourtant – je dois le dire – d’une sorte de pragmatisme élémentaire assimilable à cette débrouillardise obligée que développe la vie à la campagne.

    Or cet idéalisme, comme je l’ai dit, était un vent qui soufflait de loin. Après les années de cette pénitence vichyssoise que nous avait valu la défaite, notre victoire morale, quelque peu tirée par les cheveux, se rattrapait aux branches d’un rêve que l’Eglise – comme d’ailleurs bien d’autres institutions – s’appliquait à rafraîchir, comme on dit des vieilles peintures. C’était donc un dynamisme volé à la culpabilité et qui punissait encore, mais en douceur. Aussi bien, la Libération devait-elle donner corps, si l’on peut dire, à ce fantasme de grandeur retrouvée, y compris à travers ses héros, exhumés de ce qu’on devait appeler « l’armée des ombres », et c’est en effet que la grande ombre qui avait couvert la France en appelait à la lumière.

    J’ai donc vécu la guerre, moi aussi, et ses suites, comme une sorte d’appel interminable à la vertu post militaire des anges réparateurs. Comme on disait à l’époque : je m’engageais.

    Et pourtant …

    Et pourtant, j’avais beau être porté comme je le suis toujours, par la dynamique que nous inspire le culte des valeurs, j’avais un doute. Ne devais-je pas à mon origine quelque peu paysanne d’avoir bu, avec le lait d’une espérance toujours fraîche, le sirop doux-amer de la méfiance ? Comment traiter du bien et du mal sinon avec la prudence astucieuse du maquignon normand ? L’idée qu’il me revenait de sauver le monde était trop grande pour moi. Je ne serais pas le héros d’une cause qu’on m’offrait sur un plateau pour me grandir. Je ne voulais pas grandir à ce prix-là, et, s’il fallait payer, combien ? La réalité se discute pied à pied, et c’est comme un marché autour d’une bête vivante : tout cela dépend ! Mais l’Idéal ne dépend pas, il est au-dessus comme le ciel, et il vole de ses grandes ailes, et je l’aurais suivi au bout du monde. Je tournais donc en rond. La route obstinément droite qu’on me traçait n’était sur la carte d’un rêve que le chemin d’un homme déjà arrivé, autant le dire, un homme mort. Je suffoquais. Plutôt errer, mais suivre sa propre route, voire battre la campagne et saisir l’occasion qui fait le larron. Et il est vrai que mon adolescence cherchait au cœur de son exaltation le passage étroit d’une « bonne mesure », comme quand, après avoir tenté l’impossible, on s’accorde à la fin pour faire avec le possible : par exemple sauver ce qu’on peut de soi-même, tout en sauvant du monde cette part qui nous tient le plus à cœur même si elle n’est qu’un mouchoir de poche, appelons-la Ithaque.

    C’est alors que je me suis tourné vers Ulysse !

    Il se tenait debout – pour ainsi dire – sur le seuil de ma dualité. J’avais donc un frère, un grand frère. Ce marin campagnard, constructeur de bateaux et de chevaux en trompe l’œil, la main, le corps toujours prêts à l’acte qui prend ensemble la réalité des hommes et celle des dieux à l’affût, voilà l’homme qu’il me fallait. Il avait l’habileté du manœuvrier se glissant entre les vagues et les forces divines, sans compter les sorcières et les monstres. C’était la compétence ouvrière de l’esprit ramenée aux justes proportions de l’homme. Un « homme sans qualité » innocenté de la chute qu’on lui avait mise sur le dos. Mais je ne savais pas tout cela. Je le sentais comme « un homme qui se réveille à l’aube devant un petit port mauve et qui aurait voulu n’avoir jamais appris à lire et à écrire », ainsi que le dit le poète grec contemporain Odysseus Elytis dans son petit livre L’espace de l’Egée. C’était ce voyage que j’enviais à Ulysse par-dessus tout. Comme lui, après Troie, après cette cure d’héroïsme qui l’avait, comme tant de survivants, séparé, rejeté si l’on peut dire, sur une île déserte, j’étais bel et bien décidé à me réunir avec moi et avec les miens, avec tout ce qui fait un homme quand son identité se cherche. Ainsi, coûte que coûte, je devais accomplir ce retour dont certes la gloire avait ses limites, mais qui serait chanté, sinon par Homère, du moins par mes propres soins, si modestement poétiques qu’ils fussent. C’est en effet qu’on ne chante à l’intérieur de soi sa propre histoire que pour lui offrir les chances d’un plus long parcours. On rêve d’être Ulysse entrant lentement dans la mort au rythme d’un retour, si tortueux qu’il soit, qui reste un hymne à la vie. Je n’étais pas Achille et mon ardeur d’adolescent devait se plier à la complexité des enjeux qui l’attendaient au tournant : être soi et être pour soi et pour les autres n’est pas une mince affaire ! Comme Ulysse, je devais pratiquer ce que Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant ont appelé, dans leur livre célèbre Les ruses de l’intelligence, la Métis des Grecs. Ne savons-nous pas en effet que, comme nous l’enseigne Ulysse, si nous voulons servir et faire servir notre vie difficile en naviguant au mieux entre ses contradictions et nos conflits les plus intimes, la vérité, comme notre vie elle-même, doit être revisitée et, à chaque fois qu’il le faut, réinventée, c’est-à-dire reconstruite. Métis, la déesse qui change de forme comme de chemise inspire à Ulysse ses meilleurs coups, ceux, comme on dit qui permettent de « s’en sortir ». Ainsi, ce que l’écrivain italien Cesare Pavese appelle Le métier de vivre est-il plutôt un art qui passe par les artifices, les subterfuges, les masques, les symboles, les mensonges qui sont aussi des fictions, et j’en passe…Autant le dire, par ces temps de revendications identitaires tragi comiques, nous sommes faits de pièces et de morceaux, et encore les éléments les plus vivants qui nous constituent sont-ils surtout les produits de ce que nous nous racontons à nous-mêmes, et des légendes collectives dans lesquelles nous nous inscrivons.

    Qu’Ulysse ainsi, par son art et ses ruses, ait inventé cette image de soi sans cesse remise sur le métier, c’est-à-dire irréductible à un passé – si glorieux soit-il – et vivante comme le désir obstiné d’être, nous invite à concevoir l’identité non pas comme un acquis ni même davantage le point supposé fixe d’une destination, mais le parcours qui y conduit. Notre héros anti héroïque n’est pas une statue mais le mouvement du bras qui, s’en tenant à la glaise, en ébauche la forme. Comme l’intelligence de la Métis, telle qu’on peut la suivre à travers les ondoiements de la pensée et les tâtonnements de l’action, l’identité consiste dans un va-et-vient entre ce qu’on en sait et ce qu’on en veut. Quel adolescent, errant sur les flots de sa jeunesse montante, n’entrevoit-il pas cette terre nouvelle flottant au loin ? Un tel mouvement – disons-le en passant – ne saurait être réduit à l’occurrence d’une « crise » posée comme exceptionnelle. Comme l’artisan, comme le navigateur, comme le poète, nous nous avançons dans un monde fluctuant en nous prêtant aux turbulences d’une réalité qui, comme la vie elle-même, en partie nous échappe. N’est-elle pas toujours un jeu avec le désir, et donc l’écoulement et la perte ? Notre identité nous est parfois si étrange – en particulier sous la menace d’une réalité trop forte – que nous risquons de la projeter hors de nous sur une figure idéalisée, et c’est ainsi que, adolescents indécrottables et sous l’effet de ce que Nietzsche appelle « une prostration romantique », nous nous tournons vers les héros sinon les dieux. L’illusion des formes sûres – y compris des savoirs dogmatiques – et celle des héros réparateurs ne soigne pourtant nos angoisses qu’en les nourrissant en secret. C’est que notre pensée – y compris de nous-même – n’est, elle aussi, qu’un long voyage.

    Je voudrais compléter ce point de vue en me référant à un autre « voyage du retour » qui est celui de la cure psychanalytique. Comme il se trouve que c’est aussi ma pratique, je crois devoir rappeler que le psychanalyste – comme d’ailleurs son patient – est plus proche d’Ulysse « l’homme aux mille tours » (selon l’expression d’Homère) que du guerrier Achille. L’acte psychanalytique en effet, de quelque côté qu’on l’envisage, n’est pas un acte héroïque au sens où il déboucherait sur un basculement du destin et son couronnement glorieux. C’est bien plutôt une errance par mer incertaine et au gré de la protection ou de la colère des dieux que s’opère ce retour à Ithaque qu’est, pour le patient, la ré appropriation de ce qu’on pourrait appeler comme le psychanalyste anglo-indien Mazud Kahn, un « soi caché ».Dans cette course interminable, les deux compagnons de route ont certes des places différentes, mais leur tactique, si largement dépendante qu’elle soit, des forces qui la soutiennent et la contrarient, emprunte largement à la Métis ulysséenne. C’est l’art de la ruse qui permet de piéger l’inconscient, et même au-delà, on peut dire que la fiction voire le délire y sont aussi bien appelés à l’aide, reprenant d’ailleurs à cet égard, le fonctionnement qui a largement fait ses preuves au niveau de la mémoire. Car les mensonges mêmes de nos histoires en forme de mythes ne sont-ils pas les auxiliaires obligés de notre délivrance ? Notre vérité doit être construite, reconstruite, après que, s’étant dressée devant nous sous la fausse apparence des victoires ou des défaites dûment officialisées, elle nous a si souvent barré la route, nous enfermant dans des figures qui n’étaient pas vraiment les nôtres. Que la fameuse identité de l’anti-héros ne soit ni le roc du soldat triomphant, ni l’abîme dépressif du guerrier vaincu, est une découverte qui s’élabore douloureusement dans le laboratoire que constitue le voyage psychanalytique. Car Ulysse n’accomplit pas seulement son voyage, il est lui-même le voyage. Il faut perdre Troie, fût-elle gagnée, « Ô saisons, Ô châteaux », et prendre la mer « au sourire innombrable » et revenir pour aller, comme si le temps lui-même n’était qu’un leurre.

    Il reste donc incontestable qu’Ulysse est un maître difficile. Il manque de sérieux à sa façon. Il souffre sans se complaire au malheur et même il joue avec les sales coups du sort pour s’en sortir par une galipette comme un enfant roublard. Et sous ces faux airs de saltimbanque marin, s’il conduit pour finir son navire à bon port, c’est que sa volonté reste intacte, comme d’ailleurs celle d’Athéna, sa protectrice, accessoirement déesse de la raison. Raison mais folie du poète, du psychanalyste, de l’homme assez entreprenant pour remuer son ciel, sa terre, comment ne pas penser malgré tout au brave soldat Achille, ce risque-tout à la noblesse rare qui préfère « la belle mort » à la longue mer, à une vie de compromis avec le vent et les vagues. Ce jeune homme aussi est en nous. Nous le tenons à distance mais il réclame sa part. Cette part de foi et d’espérance qui, tout autant que l’intelligence, inspire l’obstination du voyageur, tant il est vrai que sans elles, « le dur désir de durer » dont parle le poète Paul Eluard, ne serait qu’une forme de persévération obsessionnelle.

    C’est pourquoi, dans la suite de cette évocation de la guerre qui nous a permis de resituer dans sa fonction l’appel aux héros, je voudrais revenir brièvement sur l’héroïsme d’un soldat qui fut aussi un poète. Charles Péguy, l’homme des Cahiers de la Quinzaine et du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, est tombé sur le front de la Marne en 1914, dans l’élan sacrificiel de sa foi et aussi, il faut le dire, la colère désespérée du militant socialiste qu’il avait toujours été. Il aspirait depuis longtemps à cette mort dont il avait écrit, dans Clio, évoquant précisément le guerrier Achille, « combien il est beau le détachement du fruit prématuré… l’arrachement de celui qui ne remplit pas le destin de sa vie ».

    Ainsi ce héros, dont les propres ennemis politiques firent un saint 30 ans après sa mort pour servir la cause de ce qu’on devait appeler le « réarmement moral », aura-t’il été emporté, selon son ami le plus fidèle, Romain Rolland, par « le fanatisme de la vérité », cette passion démesurée qui avait justifié tous ses combats et dont la version banalisée et ensauvagée s’appelle aujourd’hui la « radicalisation ».

    Charles Péguy n’était pourtant ni un fou, ni malgré sa droiture un peu rustique, un naïf ! Il avait écrit en 1910 :

    « Que le chef de guerre ayant fini sa tâche
    Avec ses bons soldats retourne à la maison
    Et tous les ans laboure et fasse la moisson. »

    Ulysse n’est pas loin !

    Il faut donc croire que le héros témoigne d’une division cachée, une division qu’il veut dépasser dans l’unité retrouvée de l’acte ultime. Sous cet aspect le héros qu’incarne Péguy semble bien répondre à un vœu d’accomplissement qui serait, à sa manière et à la fois, un retour aux sources. Le raccourci suicidaire de ce retour donnerait la mesure du conflit qui condamne le héros à précipiter le mouvement comme s’il craignait de se perdre en route, de trahir ceux qui lui ont inspiré, sinon la forme, du moins le fond de ce qui, chez lui, est d’abord sans doute un cri déchirant.

    Quand Péguy tombe au champ d’honneur, la terre qu’il retrouve fait écho au labeur ouvrier qu’il a chanté, qu’il a lui-même à sa façon d’intellectuel combattant enduré, et sa gloire qu’il aura voulue modeste n’est pas celle d’un dieu mais plutôt celle d’un travailleur qui n’en finit pas d’aller au bout de sa tâche, comme une sorte d’Ulysse, il est vrai bientôt lassé de ses atermoiements.

    Alors, que conclure ?

    Peut-être qu’entre Achille et Ulysse, notre humanité ballotée est-elle condamnée selon les moments à faire un choix !

    Peut-être avons-nous besoin de héros pour que l’affrontement ultime entre un homme et la mort donne son plein sens à une vie qui s’ennuie de se perdre. Et il se pourrait ainsi que la vie s’attribue des victoires qui la confortent dans son rêve. Mais, sous leurs habits de gloire, nos boucs émissaires de luxe – et la guerre qui les fabrique en masse pour une consommation plus courante – nous renvoie à ces jeux cruels dont nos enfants se font croire qu’ils sont des chefs, comme ceux qui font semblant de les gouverner. Ô puissance des fantômes ! Il est vrai que le soldat Ulysse, avec son long voyage plus ingénieux qu’héroïque, ridiculise à la longue tous les pouvoirs, et, s’il rentre à la maison « plein d’usage et raison » comme disait Du Bellay, dieu que les dimanches y risquent d’être longs ! Pourtant, il y a dans les familles retrouvées, voire recomposées, de bons moments. Et il arrive à la pensée des petites choses que les grandes s’y refassent une santé, loin des succès garantis, et je pense à ces gens qu’on dit « braves » parce qu’on pense qu’ils ne le sont pas, et qu’on méprise un peu vite en ce monde où les stars ont en effet la dureté minérale des étoiles et… un certain goût de mort.

    Enfin, comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas écrit Nausicaa pour en venir à ce discours un peu grave qui est sans doute une manière de mauvais élève cherchant à se faire pardonner sa légèreté de poète. J’ai simplement voulu évoquer ce héros de la démobilisation progressive et ses acrobaties d’homme relavé à grande eau par Nausicaa et sa petite bande, puisqu’il fut le soutien de ma propre désidéalisation d’après-guerre. Faut-il encore ajouter que

    la découverte de la langue grecque, sa musique, et tous ces dieux vadrouillant entre la terre et le ciel comme des étoiles protéiformes, m’ont permis à la fois de prendre l’air – l’air du Mont Hymette avant la pollution – et paradoxalement déjà de revenir chez moi, dans mon pays du bocage normand, dans une intimité agreste et subtile qui me donne à penser que ce retour se poursuit et qu’il ressemble à un avenir que j’aurais oublié. Tout cela, je vous l’accorde, est un peu fou, et comme je n’ai plus rien à ajouter, ni d’ailleurs à perdre, laissez-moi vous dire ce mot de notre facteur, le 6 juin 1944 au matin, alors que les Alliés commençaient à se faire entendre dans le fracas des combats côtiers :

    « Oïlle eu zondit tout c’que c’est quo faut quo fasse » énonça-t’il gravement.

    C’était un mot long et clapotant sur la vague. Ulysse avait parlé : notre destin était dans les mains de ces dieux qui avaient organisé le Débarquement. Ils avaient dit aux hommes ce qu’il y avait à faire, Oïlle eu zondit tout c’que c’est quo faut quo fasse. Notre facteur, dont mon père me dit aussitôt que la langue chantait comme le grec ancien qu’il avait un peu appris, n’était pas un héros mais véritablement un messager dont la parole, d’abord indéchiffrable, transportait avec elle l’assurance poétique dont nous avions besoin. Ce qui compte chez Ulysse et Nausicaa et les autres, c’est Homère ; c’est le chant qui reste d’une vie après qu’elle a passé, et on pourrait dire que ce qui, notre vie durant, survit déjà, c’est ce qui s’en élève, préfigurant « l’après », comme si déjà il lui fallait la mort pour qu’on entende sa musique.

    Jean-Pierre BIGEAULT
    4 décembre 2016

Le jeune homme et la guerre

La guerre vient dans l'homme lui arracher son souffle. Mais la voix demeure. Tel est le coeur d une expérience que traversent la vie et la mort, quand le témoin reprend l'histoire de ce jeune paysan tombé sous la mitraille, en juillet 1944, sur une route normande. Après 100 poèmes donnés au vent Jean-Pierre Bigeault nous offre ici un remarquable témoignage poétique.

Editions L'Harmattan - 2015

UNE VÉRITÉ PAUVRE - poème

Une vérité pauvre est entrée dans la pierre
le front dur
quelle fleur d’avant toute chair
le temps fut à la peine
il y avait de l’homme
dans les volcans
le feu creusait
c’était un commencement
les espaces n’en finissaient pas de crier
quelqu’un a dit
rien ne peut se prévaloir
de porter la lumière
la vérité est une ombre.

Le corps de l’homme fut ainsi trouvé
c’était un matin
quelqu’un arrive
le temps de voir trouée la pierre
quelle tendresse à jamais démentie
l’enfant blessé
chaque fois le monde allait droit devant lui
portant sa nuit
une vérité pauvre est entrée dans l’homme.

Nous regardons l’intérieur de la tête
après cet éclatement
la pierre bleue rougeoyante
de ce petit soleille matin où cela s’est fait
quelle naissance
le monde allait droit devant lui.

Il n’y a rien à dire de la mort
une fois qu’elle s’est montrée
le temps est revenu à sa source
nous marchons dans l’absence
une vérité pauvre
les mains de ce malheur
sont vides
on dirait de la pierre
on dirait de l’homme.

La vérité pauvre s’est avancée
l’enfant à la blessure déjà trop grande
pierre déjà trouée
est-il un homme qui sache où est
ce qui est
quel arbre planté dans l’être
la petite vérité tremblante
feuillage du sang
y-a-t-il quelqu’un sous la fontaine
sous le cœur blanc de l’homme
sous toi.

Nous voudrions dire toi à l’homme qui tue
mais le mot se referme sur le malheur
chaque fois dans sa cruauté
l’enfant
nous ne savons plus si l’homme
au front dur
peut être aimé
nous ne savons plus si la pierre
soutient la vérité tendre
quelle vie suspendue
souffle
le pauvre petit vent
le roi est nu.

C’est un jour creusé dans le jour
il y a ce trou
nous marchons dans ce trou de lumière noire
où personne et rien se rencontrent
front contre front
chaque fois dans sa cruauté l’homme
une vérité sans yeux
le corps troué
l’enfant a failli naître
le saviez-vous
il allait sans savoir où
le pauvre petit vent de vérité.

Une vérité pauvre nous a fait hommes
nous a fait lever la tête
nous a poussés dans le désert d’étoiles
il neigeait
c’était Dieu qui tombait doucement
sur la plaie de notre front
quand la pierre
flamba
quelle misère pour un jour comme les autres
pour vivre
le temps était au beau
mais la beauté ne suffit pas
il y a eu ce froid autour de l’os
je suis cette matière du monde.

Mais l’enfant prend le visage adouci
d’une pensée
après la peur
il vient à la bouche de l’homme
qui dit l’incertitude chantonnante
le respect des espérances
le goût de l’herbe
la parole éperdue de l’étranger
nous ne voulons pas de la haine.

Une vérité pauvre est arrivée du fond du désastre
une fleur
les hommes voudraient fleurir
après cette pluie de sang
nous les saluons dans le souvenir
le jardin de ces corps
la terre se tait
mais ce qui crie au loin crie dans la nuit des pierres
la folie se durcit au fond de la chair
il y a un monde qui se perd
notre mort
nul ne peut se prévaloir
de porter la lumière

la vérité est une ombre.

Jean-Pierre Bigeault

GUERRE, MÉMOIRE ... ET IMMÉMORABLE

  • I

    Il est évidemment difficile de parler de la Guerre et de la Mémoire sans d’abord évoquer la situation présente.

    La sidération qu’exercent sur nous les horreurs de la guerre – cette peur dont Bernanos disait dans « Les grands cimetières sous la lune », qu’elle est « un délire furieux » – ne nous prédispose pas à prendre le temps d’un regard à la fois distancé et, disons-le, créatif, tel que celui que nous offre la mémoire, quand elle sert au mieux les exigences souvent contradictoires de notre adaptation à la vie.

    Nos esprits sont menacés par les images que nous tend – entre autres – le piège de l’information.

    Or – pour y aller directement – je pense qu’il nous appartient d’en soumettre le flux à un traitement qu’on peut assimiler, comme j’essaierai de le montrer, au travail du poète, travail qui est aussi – je le dis également comme je le pense – le travail de chacun d’entre nous.

    Ce propos peut surprendre et même choquer ; pourtant, j’ai choisi de vous exposer que la mémoire, comme la poésie, peut nous offrir un chemin détourné qui nous permette, dans le temps, de nous rapprocher d’une pensée de l’immémorable et même de l’impensable.

    Ce chemin est celui que suit le poète et, dans mon livre, je l’appelle la Voix, cette voix humaine qui, dans l’homonymie de notre langue, désigne aussi le passage d’un monde à l’autre. C’est un tel chemin qu’ont emprunté tant de poètes depuis la nuit des temps ! Durant la dernière guerre, il a même si souvent rouvert l’espace confiné de la peur et du « délire furieux », qu’il est aujourd’hui permis de penser que l’affrontement du présent peut, comme celui du passé, bénéficier d’une approche décalée, une approche qui nous évite de nous laisser ligoter par ce que nous appelons « la réalité des faits ».

    C’est donc aussi vis-à-vis de la pression des évènements que nous vivons, que je vous invite à ce décalage intempestif, ou, comme dirait Nietzsche « inactuel ». Mais n’est-ce pas le privilège de l’âge – je parle en tous cas du mien – que de pouvoir par avance se situer à contre temps d’une réalité trop prenante et qui, déjà, par l’étranglement qu’elle nous impose, nous empêche de respirer ?

    Merci de me suivre sur ce chemin qui est aussi celui de notre souffle !

    Je dois d’abord vous dire que j’ai écrit Le jeune homme et la guerre pour répondre à une sorte de nécessité devenue pressante, alors même qu’elle était imprévue. Mais je dois ajouter tout aussitôt que cette écriture – pourtant relativement concentrée – m’a demandé un temps assez long : la nécessité dont je parle avait besoin de cheminer en moi et même autour de moi comme une personne que j’aurais invitée à partager mon voyage et qui n’aurait accepté mon invitation qu’à la condition d’y jouer un rôle discret mais décisif. L’idée et les petites étapes de ce texte m’ont donc suivi en 2013 jusqu’en Italie sous la pluie bien connue qui donne au Lac Majeur l’air d’un bateau aussi sombre que les montagnes qui l’entourent. Sans doute peut-on penser que la musique, à laquelle je cédais peu à peu en faisant timidement avancer mes mots, trouvait dans ce paysage l’écho qui répondait à sa mélancolie. Ou bien c’était l’inverse. Ou bien c’était les deux à la fois. Mais la tristesse que je portais en moi n’appartenait tout à fait ni à une époque, ni à un pays. Elle se mélangeait tout aussi bien à un sentiment qui ressemblait à la luminosité des éclaircies qui, entre les ombres des nuages, donnaient aux eaux du Lac l’aspect d’un matin inattendu, un espoir mystérieusement venu d’ailleurs. Il me fallait comprendre que mon invité, si attristé et attristant qu’il fût, portait en lui cette lumière glissée entre les plis obscurs du malheur ; et c’était comme si le mort et la mort dont je voulais parler appartenaient aussi à l’été où Le jeune homme et la guerre s’étaient eux-mêmes rencontrés. Quel soleil pouvait ainsi – après tant d’années – éclairer d’un jour nouveau cette obscure tragédie dont il ne restait, sur le bord d’une petite route campagnarde, qu’un monument dégradé et d’ailleurs délaissé ? Si c’était le soleil de la mémoire, n’avançait-il pas masqué au-dessus de l’Histoire ? Un souvenir de guerre devait-il passer par la lente érosion de ses images pour retrouver, au cœur de l’évènement, ce qui traverse l’évènement et qui fait, longtemps après, que l’humain dans l’inhumain ressurgit ? Ce souvenir en forme de clair-obscur serait-il pour finir le miroir le plus éclairant, après que la mémoire, comme le monument dédié au Jeune homme, se serait disloquée et disséminée, rejoignant le fait lui-même, trop lourd et juste posé au bord de rien, une échauffourée sur le sentier de la guerre ?

    Telles sont les premières questions que ce retour, à la fois inopiné et irrésistible d’un moment important de ma vie, me posait. Elles arrivaient selon certes un cheminement personnel, mais il me faut aussi penser que la nécessité intime qui me les inspirait, se conjuguait avec une autre, plus objective pourrait-on dire, plus collective, et qui s’inscrit de plus en plus nettement dans notre actualité : je veux parler de la guerre, qui, certes, n’a jamais cessé de par le monde depuis celle que nous n’avons tout de même pas oser appeler « la dernière », et qui, par-delà la banalisation des images, réapparaît aujourd’hui dans sa réalité tragiquement concrète.

    Alors qu’en témoignent de plus en plus nombreux ces réfugiés qui ont le visage de ceux que nous avons vus il y a plus de 70 ans et qui étaient nos compatriotes chassés par les massacres, les massacres eux-mêmes nous reviennent, imprévisibles et pourtant attendus ; et avec eux cette peur insidieuse qui nourrit déjà le repli et la haine quand le courage et la solidarité ne l’emportent pas sur les démons rameutés !

    Je dois donc penser que les prémisses de cette situation auront pu me pousser à solliciter ma mémoire comme si, l’interrogeant, je pouvais en espérer quelque réponse, ainsi qu’il arrive parfois spontanément, lorsque le présent nous revient du passé sous la forme incertaine d’un sentiment de « déjà vu ». Par delà l’information si pléthorique et indigente qui nous inonde aujourd’hui, il me fallait descendre dans le Mal attaché à la guerre, comme dans un puits, désuet mais toujours là. Il me fallait aller jusqu’à la petite nappe circulaire qui brille au fond et, l’ayant pourtant si longtemps perdue de vue, m’apercevoir que je pouvais la reconnaître. Ne devais-je pas parler de toute guerre, comme si, au fond de son absurdité, quelque sens caché pouvait lui être donné, tel que l’homme, non seulement agressé mais bafoué, s’y retrouve ? Et faire que sa dénonciation pourtant ne nous emporte pas avec elle dans le rejet, quand, au contraire, nous accolant aux victimes, il nous revient de suivre leur trace en nous pour nous lancer et nous relancer sur la voie de l’humanité, si souvent déjà piétinée dans la fausse paix de nos chaumières. Peut-être enfin, comme l’ont fait tant de poètes depuis Homère au moins, ne nous reste-t-il qu’à chanter ce qui devra subsister de l’homme sur ses propres ruines !

    Il me fallait donc, au titre de cette nécessité objective, non seulement éclairer le présent par le passé, mais le passé lui-même par ce qui, dans notre aujourd’hui, se situe du côté de ce que le politologue Pierre Hassner (dans son dernier livre « La revanche des passions »*) appelle « le brouillage des repères ».

    Car ce « brouillage des repères », ne l’avais-je pas connu, lorsqu’à la fin de la guerre les attaques monstrueuses qui avaient directement visé l’humanité de l’homme nous furent révélées ?

    La parole des femmes déportées à Ravensbrück et qui, alors que j’étais en classe de seconde, étaient venues témoigner de l’enfer, n’avait-elle pas donné à l’horreur plus immédiate et, si l’on peut dire, plus naïve, que j’avais connue, l’allure d’un cauchemar prémonitoire réalisé ? De sorte qu’après les « camps de la mort », mon pauvre Jeune homme déchiqueté sous mes yeux, devenait déjà, dans mon souvenir encore brûlant, la porte ouverte sur un abîme. Et faut-il y rajouter la solution radicale et faussement propre qui devait faire – « pour en finir » comme on a dit – de Hiroshima et de Nagasaki, des tombeaux où enfermer la vie à jamais ?

    Quelle mémoire saurait donc s’emparer de l’extrême sous l’aspect particulier de cette rupture des lignes et des repères, tout en nous permettant de ne pas sombrer dans l’abîme où se perdent nos images et nos idées ? Ou, pour le dire autrement, quelle mémoire nous aiderait à nous approcher de l’informe tel que l’oubli lui-même – où rôde l’angoisse – nous le désigne en creux ?

    Je n’avais pas tout à fait conscience, au moment de l’écriture, que ces questions me taraudaient. Mais, après coup, et avant de vous dire ce que j’attends d’une certaine mémoire revisitée, quand cela est possible, par la poésie, il m’a semblé que nous devions nous rattacher au présent, l’évocation du passé n’étant qu’une manière de nous l’approprier « en connaissance de cause ».

    Je donne donc ici la parole à Marie-Christine, pour que – par un premier détour du chemin que nous allons suivre – elle vous dise un extrait du poème que j’ai écrit après les attentats de janvier, et qui a été publié par Philippe Tancelin dans le collectif des Poètes des cinq continents intitulé Effraction **.

    _

    Une vérité pauvre

    Une vérité pauvre est entrée dans la pierre
    le front dur
    quelle fleur d’avant toute chair
    le temps fut à la peine
    il y avait de l’homme
    dans les volcans
    le feu creusait
    c’était un commencement
    les espaces n’en finissaient pas de crier
    quelqu’un a dit
    rien ne peut se prévaloir
    de porter la lumière
    la vérité est une ombre.

    Le corps de l’homme fut ainsi trouvé
    c’était un matin
    quelqu’un arrive
    le temps de voir trouée la pierre
    quelle tendresse à jamais démentie
    l’enfant blessé
    chaque fois le monde allait droit devant lui
    portant sa nuit
    une vérité pauvre est entrée dans l’homme.

    Nous regardons l’intérieur de la tête
    après cet éclatement
    la pierre bleue rougeoyante
    de ce petit soleil
    le matin où cela s’est fait
    quelle naissance
    le monde allait droit devant lui.

    Il n’y a rien à dire de la mort
    une fois qu’elle s’est montrée
    le temps est revenu à sa source
    nous marchons dans l’absence
    une vérité pauvre
    les mains de ce malheur
    sont vides
    on dirait de la pierre
    on dirait de l’homme.

    La vérité pauvre s’est avancée
    l’enfant à la blessure déjà trop grande
    pierre déjà trouée
    est-il un homme qui sache où est
    ce qui est
    quel arbre planté dans l’être
    la petite vérité tremblante
    feuillage du sang
    y-a-t-il quelqu’un sous la fontaine
    sous le cœur blanc de l’homme
    sous toi.

    Nous voudrions dire toi à l’homme qui tue
    mais le mot se referme sur le malheur
    chaque fois dans sa cruauté
    l’enfant
    nous ne savons plus si l’homme
    au front dur
    peut être aimé
    nous ne savons plus si la pierre
    soutient la vérité tendre
    quelle vie suspendue
    souffle
    le pauvre petit vent
    le roi est nu.

    C’est un jour creusé dans le jour
    il y a ce trou
    nous marchons dans ce trou de lumière noire
    où personne et rien se rencontrent
    front contre front
    chaque fois dans sa cruauté l’homme
    une vérité sans yeux
    le corps troué
    l’enfant a failli naître
    le saviez-vous
    il allait sans savoir où
    le pauvre petit vent de vérité.

    Une vérité pauvre nous a fait hommes
    nous a fait lever la tête
    nous a poussés dans le désert d’étoiles
    il neigeait
    c’était Dieu qui tombait doucement
    sur la plaie de notre front
    quand la pierre
    flamba
    quelle misère pour un jour comme les autres
    pour vivre
    le temps était au beau
    mais la beauté ne suffit pas
    il y a eu ce froid autour de l’os
    je suis cette matière du monde.

    Mais l’enfant prend le visage adouci
    d’une pensée
    après la peur
    il vient à la bouche de l’homme
    qui dit l’incertitude chantonnante
    le respect des espérances
    le goût de l’herbe
    la parole éperdue de l’étranger
    nous ne voulons pas de la haine.

    Une vérité pauvre est arrivée du fond du désastre
    une fleur
    les hommes voudraient fleurir
    après cette pluie de sang
    nous les saluons dans le souvenir
    le jardin de ces corps
    la terre se tait
    mais ce qui crie au loin crie dans la nuit des pierres
    la folie se durcit au fond de la chair
    il y a un monde qui se perd
    notre mort
    nul ne peut se prévaloir
    de porter la lumière
    la vérité est une ombre.

    _

    II

    J’en viens donc à parler d’une mémoire qui ne sera pas celle dont j’avais hérité moi-même – comme vous tous – à l’époque où, comme et avec le Jeune homme, j’ai rencontré la guerre.

    C’était d’une part, cette mémoire pour ainsi dire officielle, rattachée à l’histoire, cette mémoire scolarisée et institutionnalisée dans laquelle se perdent les émotions. C’était aussi, comme pour vous sans doute, quelques rescapés de la  « dernière » qui franchissaient la ligne abstraite de l’Histoire, pour tenter de se faire entendre, ou bien qui se taisaient, prisonniers de la légende qui les projetait trop loin ou trop haut. La guerre d’ « avant » se cachait sous le marbre des tombeaux, et les décorations au lustre enfantin. Quant à moi je n’avais pas ce dont nous disposons aujourd’hui : la guerre « en vrai » sur des écrans, avec la couleur du sang et le bruit des armes, comme si nous y étions. Avons-nous encore besoin de la mémoire, je vous le demande, quand cette hyper réalité nous est offerte sur des plateaux qui font en effet de notre perception, l’étendue plate d’une surface quelque peu aride qui pourrait être tout aussi bien celle d’un désert ? Car, d’une mémoire plus ou moins bétonnée par la raison à cette connaissance directe de son objet débordant : la guerre, qu’apprenons-nous de l’Homme, de son malheur, de son espoir, de cette cause impossible pour laquelle il se bat contre des ombres ?

    Disons-le d’un mot : l’accumulation des faits et des images nous empêche de penser et la pensée elle-même, plus tournée vers l’explication que vers le partage du vécu, nous coupe d’une réalité qui nous semble étrangère, alors qu’elle fait partie de notre vie. C’est qu’en effet la violence – la vieille hubris des anciens grecs – nous est connue. Nous l’avons rencontrée un jour ou l’autre. Notre mémoire s’en est saisie, puis elle s’en est écartée. Et s’il en reste quelque chose qui, du fond de l’oubli et par-delà, nous parle et nous apprend, c’est au prix d’un travail bien différent de celui qu’on appelle aujourd’hui un peu vite « travail du deuil », et qui, plus proche à cet égard du cheminement que permet une cure psychanalytique, s’ordonne chez l’homme, depuis au moins le Grotte de Lascaux, selon les lois obscures qui commandent le vaste champ de l’expression.

    Dans une époque comme la nôtre, tournée vers l’efficacité plus ou moins immédiate, la démarche que je veux évoquer ici s’inscrit dans la durée et, d’une certaine façon, la contemplation. Mais loin de condamner l’action, elle la prépare, si cela est nécessaire, car l’homme ne peut lutter contre ses propres monstres en se contentant de les visualiser hors de lui-même. Il lui faut les rencontrer en lui

    où ils rôdent depuis le commencement du monde, dit-on, et en tous cas depuis l’enfance ; et pourtant cette cohabitation cachée ne lui parle qu’à mots couverts et le peu qu’il en entend semble lui échapper comme d’ailleurs, épreuve après épreuve, sa propre vie rendue chaque jour au matin retrouvé de sa fraîcheur. Mais l’eau qui dort n’est innocente que par défaut ; l’arrachement de la source et l’obscurcissement des eaux mêlées par le courant se tiennent à l’abri de la surface, comme à celui de la conscience, la peur de la souffrance et la souffrance elle-même, sans parler des désirs sombres qui s’y mélangent. De ce point de vue, la mémoire qui m’a servi à écrire, 70 ans après les faits, Le jeune homme et la guerre, n’est pas tant une mémoire apaisée qu’une mémoire, qui, comme Montaigne, sait surtout qu’elle ne sait pas, et qui, de ce non savoir, tire pourtant ce que Sophocle appelait une « timide espérance ».

    Entre le non-savoir et la timide espérance, ainsi va le poète au devant de ce qu’il écrit. Ainsi allais-je au devant de ce Lac Majeur aux apparitions ambigües. Entre l’ombre et les lueurs d’un jour encore indécis, pouvais-je, comme l’enfant perdu dans la forêt, retrouver ce chemin de l’informe à la forme que les mots d’une chanson fredonnée tracent dans la nuit ? S’il s’agit bien, en particulier dans la guerre, d’une sorte d’absence projetée sur soi par une armée de fantômes, que faire, sinon leur parler – comme d’ailleurs tout aussi bien aux souvenirs que nous en gardons – dans une langue dont les mots eux-mêmes seraient des ombres, qui, de l’intérieur, doucement s’éclairent ?

    J’en viens donc à l’évocation de ce parcours.

    La scène de guerre que je rapporte dans Le jeune homme et la guerre remonte à l’année 1944 et se situe en Normandie peu après le Débarquement des Alliés, alors que j’ai 14 ans. L’événement – en lui-même banal – ne m’a véritablement rejoint dans sa violence que 6 ans après la guerre, alors qu’une paralysie d’origine psychosomatique m’immobilisait temporairement au niveau d’un bras, laissant derrière elle et pour plusieurs années crises d’angoisse et insomnies. Ces stigmates une fois disparus, l’affaire – si je puis dire – s’est trouvée classée et les suites positives du traumatisme se sont clairement manifestées dans une orientation professionnelle qui m’a conduit à m’occuper de la souffrance psychique des autres. La psychanalyse – qui n’a pas d’abord joué un rôle direct dans ma guérison – est devenue, après la psychopédagogie, la pratique réparatrice de ma vie, sans que pour autant la blessure qui l’avait autrefois si profondément marquée ait trouvé le lieu d’un souvenir suffisant, tel que celui que je lui offre aujourd’hui dans Le jeune homme et la guerre.

    Il faut ainsi penser que le chemin de la mémoire s’est fait au-delà même de la résolution du symptôme qui témoignait du traumatisme, et que ce parcours avait sa nécessité. Sans doute n’est-il pas inutile d’en marquer les dernières étapes.

    Après diverses publications liées à mon métier ou à ces moments d’école buissonnière qu’offre la poésie, il a fallu en 2008 que je revienne, toutes affaires cessantes, sur le fameux crime qui avait retenu mon attention dans les années 56 et qui continuait de me hanter parce qu’il avait été commis par un prêtre. Je veux parler du « Double crime de l’abbé Desnoyer, curé d’Uruffe ». L’horreur de cette histoire – que j’ai alors racontée dans un livre qui s’efforce, par la poésie, d’en approcher la dimension cachée – trouvait en moi un écho particulier. Ce n’est pas le lieu d’y revenir. Mais le double meurtre, surtout celui de l’enfant, arraché au ventre de sa mère par la main qui en même temps le bénit, retrouvait en moi une place qu’il y occupait depuis toujours, comme une sorte de mythe originaire.

    A quelque temps de là, dans une journée d’études consacrée à « l’Intime », s’est imposée tout à coup la scène de guerre sur laquelle je reviens aujourd’hui. Alors en effet que, pour développer mon idée de l’intimité, j’essaie de cerner ce qui restait de moi sous le mitraillage et le bombardement que j’essuyais en ce temps-là, il me semble retrouver ce « brouillage des repères » dont nous parlons aujourd’hui. Il se peut que le « Je est un autre » de Rimbaud prenne ici tout son sens. N’étais-je pas alors comme une presqu’île plus ou moins arrachée à sa base, et qui, l’emportant ailleurs, au large, devenait au loin, ou redevenait peut-être, l’îlot perdu que j’avais été ou que je suis ?

    C’est bien en tout cas à la suite de cette évocation que je me suis mis à écrire  Le jeune homme et la guerre. Il se situe donc en juillet 1944, alors que les troupes alliées soutiennent leur Débarquement difficile par des actions aériennes sur tout l’arrière-pays. Je m’y trouve parmi quelques hommes qui transportent du foin sur une petite route de campagne où progressent un peu plus loin quelques chars allemands. Un jeune homme est là que je ne connais pas ou si peu. Alors que plusieurs avions à double fuselage (les fameux ligthning) nous attaquent, il tombe devant moi et pour ainsi dire en moi, comme s’il s’y écroulait pour longtemps, je peux le dire aujourd’hui, quand la mesure de ce temps, après tant d’années, est enfin devenue possible. Elle renvoie à ce qui ce jour là nous dépassait tous, non seulement le jeune homme et moi, mais son père et le mien, et tous ces gens errants entre les balles et les bombes et bientôt les obus. Il m’arrive aujourd’hui enfin de pouvoir donner à cette présence, qui traverse la mort et ma vie déjà longue, le nom que son développement, à partir de ce jour-là, me permet à présent de lui donner : la Voix.

    La Voix occupe ainsi dans le poème la place qui revient au Jeune homme par le double courant de sa vie et de sa mort, l’un et l’autre se rejoignant dans mon souvenir, ainsi qu’il arrive lorsque la pensée d’un être perdu nous le restitue dans cette étrange totalité d’une présence retrouvée. Ne dirait-on pas que le temps qui fut le sien forme aujourd’hui devant nous et autour de nous le cercle lumineux ou sonore d’une sorte d’aura qui remplit d’une bien étrange continuité le vide laissé par la discontinuité de son passage ?

    Ainsi donc cette Voix que j’entends depuis ce jour lointain et qui se confond aujourd’hui avec la mienne ne fait sans doute que dire la présence mémorielle de ce que j’appelle pourtant l’« immémorable ». Dans la mesure où la réalité dont il s’agit n’apparaît qu’au-delà de la représentation que je peux m’en faire – là où les émotions se cachent encore dans les cryptes de ma vie – n’est-ce pas à une vibration, à une inflexion de la matière ainsi transcendée par le souffle qu’il revient d’en restituer l’écho ? Mais vous avez compris que j’en appelle à la Poésie.

    Mon Jeune homme et la guerre  – en tant que texte littéraire – n’arrive ainsi qu’en suivant ce même chemin de nécessité qui me paraît être celui de la mémoire. Il s’agit en effet comme d’en finir avec la conservation d’un secret et, tout en même temps, d’en préserver le caractère nécessairement incommunicable. Or il y a là un paradoxe, qui sans doute peut rendre compte du temps qu’il m’a fallu pour atteindre ce but : restituer une vérité de l’événement dans son rapport complexe avec l’intériorité de ceux qui le vivent et de ceux – dont vous êtes – qui par la suite vont le connaître à leur tour.

    Mais ce paradoxe ne concerne-t-il pas toute mémoire, dès lors qu’elle a pour objet une expérience difficile ? Ne lui faut-il pas en effet tout à la fois en lever le secret et en transmettre l’opacité ? Car l’image qu’elle laisse en nous est inséparable du voile qui la recouvre. Ce voile fait partie de sa réalité la plus parlante qui est pourtant son indicible.

    C’est aussi le cas – faut-il le rappeler ? – d’un traumatisme comme celui que laisse derrière lui le viol. La guérison – si tant est que le mot puisse convenir – y provient moins à proprement parler d’une extraction du mal que de sa lente assimilation. Car, qu’on le veuille ou non, il faut bien faire sien ce qui, venu d’ailleurs et sous la figure violente de l’étranger (y compris dans l’ambigüité de l’inceste), entame et désorganise sa propre intimité. La mémoire du traumatisme ne peut donc que se construire dans le temps et selon ce double mouvement qui permet d’exprimer le mal sans pour autant l’exclure. Car le mal est entré en soi et il en fait partie. C’est ce à quoi s’applique d’une certaine façon la mémoire en n’éclairant le drame qu’à travers le voile qui n’en est pas seulement la mise à distance, mais la marque de son reflet dans le miroir filtrant de la conscience. Et l’on sait à quel point ce travail difficile peut amener la victime, sinon à pardonner à son agresseur, du moins à s’accuser elle-même de sa propre passivité, alors qu’il s’agit pour elle en effet d’intégrer le drame non seulement comme un moment de son histoire mais comme « le soi d’après » qui ne sera plus jamais « celui d’avant ». Qu’une forme d’accueil – longtemps inacceptable et indicible – doive ainsi pourtant s’opérer s’impose peu à peu à la mémoire ainsi que, dans un autre champ du malheur, certains déportés survivants ont pu en témoigner. Il reste qu’un tel accueil ne peut que s’appuyer sur la capacité de la mémoire à se détacher de l’étroite représentation de son objet au profit de l’expérience infiniment plus large du sujet. Si bien que la mémoire n’est évidemment plus ici celle de l’historien.

    C’est une mémoire qui ne peut que s’éloigner du fait qu’elle rapporte pour mieux en transmettre la réalité débordante. Il lui faut, pour tout montrer, cacher d’une certaine façon une partie de ce qu’elle montre. Car au-delà de l’acte traumatique et de son agent, il y a le lien d’étrangeté étrangement familière qui lie la victime à l’être hybride qui vient à l’habiter, le ramenant à cette hésitation lointaine de l’enfant entre soi et l’autre. Il s’opère là quelque chose qu’on peut même rapprocher de ce dont parle Montaigne à propos de l’amitié : un mélange dont les composants nous échappent. La mémoire de tels mélanges ne peut que s’exprimer à travers des photos voilées. S’agissant ainsi de la guerre que j’ai vécue et de la mort de ce jeune homme si près de la mienne, n’ai-je pas longtemps voulu en garder secrètement la trace, comme si c’était une blessure de guerre non seulement irréparable, mais si précieuse qu’elle serait bien capable de me sauver ?

    J’avais donc de bonnes raisons pour me paralyser à l’âge de 20 ans et, bien au-delà, jusque dans une partie de mon écriture. Et ne fallait-il pas aussi que tout ce temps donne à ma mémoire la liberté de se voiler, non pas tant par l’effet éventuel de son usure que par la volonté de mon œil résolument plus proche de celui d’un peintre impressionniste que de celui d’un observateur obstinément objectif ?

    Je tenais aussi à aborder cette question de l’immémorable dans la mémoire du traumatisme pour resituer le fameux « devoir de mémoire » au-delà des monuments et des cérémonies qu’à juste titre il inspire. Au-delà même de ces réparations psychiques, sollicitées à grand bruit et dans la hâte, dans le cadre de ce qu’on appelle « les cellules de crise ». La mémoire, comme l’a montré, Paul Ricœur, ne saurait se passer de l’oubli. Mais quel oubli ? Il me semble que, si nous avons un culte à rendre à l’immémorable, c’est d’apprendre à nous retrouver dans notre propre absence à nous-mêmes et au monde, et nous y tenir un instant au moins, comme devant « un autre monde ». Sortir de la mémoire ordonnée, par la rêverie dont parlait si bien Bachelard. Se laisser absorber comme devant la tombe d’un être cher, sachant que cette voix qui parle en soi comme en chacun ne nous appartient pas entièrement. Qui dirait que dans l’amour même il n’en est pas ainsi ? Dans le souvenir de l’amour il y a aussi un immémorable et il concerne sans doute ce qui est passé en nous pour toujours de l’étranger – ou de l’étrangèreté qui qualifie aussi l’être aimé. Il est difficile de comparer « la chose » à laquelle est associé le traumatisme et la présence désirée de celui ou de celle que nous aimons, mais c’est pourtant à rapprocher les contraires que nous pouvons comprendre non seulement ce qu’il est convenu d’appeler « les crimes passionnels » mais l’inévitable ambiguïté de cette opération digne de l’alchimie qui consiste à laisser se développer en soi à la fois l’espace libéré – et donc plus ou moins vide – d’un accueil, et cette matière ajoutée, venue le combler, aux dépens sinon de notre identité, du moins de ce que nous pensions être notre unité de vieil enfant. La mort nous paraît sans doute plus étrangère que l’amour en raison de son irréversibilité. Mais l’immémorable de l’amour – ce qui, au-delà de l’Histoire, s’est ajouté à nous- comme peut-être aussi bien dans la grossesse d’une femme et pour longtemps l’enfant à naître – cela dans notre vie la plus intime est irréversible aussi.

    L’irréversible et l’immémorable vont ensemble. Il n’y a sans doute que la musique et la poésie pour s’en occuper sérieusement. Ceux qui s’aiment et ceux qui pleurent la perte d’un être aimé le savent bien : loin des discours qui structurent une mémoire plus ou moins associée à la raison historique, le mystère de la vie avec sa mort est célébré dans des évocations et des invocations passagères mais insistantes qui sont celles des prières volées à une foi chancelante. Il vaut peut-être mieux que la foi ne s’arroge pas plus que la mémoire un pouvoir de résurrection. Des souvenirs en forme de nuages traversent le ciel et ce sont des visages dont le dessin s’estompe, non sans qu’à l’intérieur de nous leurs formes changeantes soient aussi des forces qui nous aident.

    J’en suis arrivé à ces formes improbables parce qu’elles viennent s’inscrire aujourd’hui dans un contexte où la réalité de l’informe s’est largement imposée. Que la mélancolie de l’homme postmoderne soit liée, comme l’a suggéré Christian David dans son dernier livre : «  Le mélancolique sans mélancolie » (Ed. de l’Olivier) à des expériences « inaccessibles à la stricte représentation », n’est-ce pas ce dont témoigne à sa façon l’Art Contemporain ? Or l’émergence de l’informe qui trouve aussi bien sa place dans la Science, aujourd’hui poussée hors de ses limites jusqu’aux fameux « trous noirs », n’est-elle pas tout autant liée à la Guerre et aux abîmes nouveaux qui s’y révèlent ?

    Au-delà en effet du drame, somme toute classique, qui m’a inspiré Le jeune homme et la guerre, au-delà même des gouffres qu’ont ouvert en nous les « camps de la mort », et, sous l’aspect d’une fausse solution ponctuelle sinon « finale », LA bombe atomique, l’ordinaire du terrorisme nous introduit aujourd’hui dans une dérégulation de la violence qui, devenue indéfinie et diffuse, ne fait que renforcer notre fuyante représentation du monde et de son histoire.

    Car ces violences, qui toutes, à des degrés divers, produisent le « brouillage des repères », s’attaquent non seulement au corps de l’Homme, mais à la forme spirituelle de son visage – je parle ici de l’image que prend son identité – réduit à l’état quantitatif de chose parmi les choses. L’informe est projeté sur l’Homme, dans l’Homme, et la mémoire de cet informe échappe intrinsèquement à l’Histoire. Elle ne relève plus tant de la restitution des faits que de la lente assimilation, trouble et toujours inachevée, du viol qu’a subi notre Humanité. Marguerite Duras et Alain Resnais l’ont bien compris, lorsqu’ils ont écrit et réalisé « Hiroshima mon amour ».

    Nous sommes loin de la Normandie où la guerre conventionnelle – comme on dit – se contentait de tuer dans une sauvagerie pour ainsi dire « conforme ». La mort de l’individu ou d’une population désignée ne suffit plus. Ce qui est désormais visé se situe en-deçà même de l’homme, la où sa culture et sa nature se confondent dans le principe même du phénomène vivant. Nous avons changé, non seulement d’échelle, mais de niveau. Et pourtant, ce Jeune homme qui est devenu « mon » Jeune homme, c’est-à dire en moi cette voix presque sans corps dont la poésie n’est que l’écho, n’est-ce pas tout aussi bien ce qui, dans le souvenir, ne se laisse apercevoir qu’au bout du bout des formes, comme à l’horizon introuvable de notre univers ?

    Il nous faut donc apprendre à vivre avec la peur de l’informe, et, sans doute nous en saisir au-delà même de notre capacité à nous le représenter. C’est bien là où il nous revient de rendre à la mémoire cette part d’ « immémorable » qui est la véritable part de notre humanité dans son histoire ; nous familiariser avec l’étrangeté de ce qui, au fond même de l’oubli, n’est pas «  le néant vaste et noir », mais une autre lumière, qui ne brille, comme l’amour, que du désir informe d’une longue attente.

    Dans le silence brouillé de cet informe, entre les mots et les souvenirs, et selon ces « créations » que secrètent dans la diversité de leurs langages nos multiples intimités, c’est, au sens le plus large du mot, la Poésie qui nous conduit au seuil et parfois au cœur de l’ « immémorable ». C’est elle – cette Poésie explicite mais aussi implicite dont vous avez compris qu’elle désigne un champ d’expression presqu’illimité – qui nous aide à retrouver ce qu’on pourrait appeler – comme on le fait pour un homme ou pour un arbre – « l’âme de la mémoire ».

    Et si je devais ajouter un mot, pour relier ma réflexion aux évènements que nous venons de vivre, je dirais que notre force de résistance morale sera sans doute à la mesure de notre capacité à rester libres vis-à-vis des images qui nous assaillent, à les prolonger au-delà de la réalité qu’elles représentent, au-delà même de ce qui nous semble nous représenter à nous-mêmes comme des formes fermées, alors que la mort en signe à tout instant la nécessaire ouverture, et je pense, disant cela, au poète Rainer Maria Rilke, lorsqu’il écrit dans la première de ses Elégies :

    « Jette hors de tes bras le vide vers l’espace que nous respirons ; les oiseaux peut-être sentent l’air plus vaste d’un vol plus intime ».

    Telle est la modeste ambition de ce Jeune homme et la guerre, dont je remercie Sophie-Aude Picon et Philippe Tancelin, d’avoir accepté de nous lire quelques pages, et, en attendant, c’est vous tous aussi que je remercie, non seulement pour votre présence, mais pour votre patience et votre bienveillante attention.

    Jean-Pierre Bigeault
    Psychanalyste, poète…
    6/12/15

    * HASSNER Pierre, La revanche des passions – Métamorphoses de la violence et crise du politique, Paris, Fayard, octobre 2015.

    ** Sous la direction de Philippe Tancelin et Bela Velten, Effraction 1 – Fragments, lambeaux, Paris, L’Harmattan, Collectif de poètes des cinq continents, 2015.

LE JEUNE HOMME ET LA GUERRE – ARTICLE DE PHILIPPE TANCELIN

  • En lecture du livre de Jean-Pierre Bigeault

    « Le Jeune homme et la guerre »

    Puisque m’est ici donnée l’occasion de prononcer quelques mots à propos du livre de Jean-Pierre Bigeault, ce sera d’une part pour dire ma très vive sensibilité aux si belles pages qu’il a pu écrire, et d’autre part le remercier d’avoir choisi la collection « Témoignages poétiques » pour cette publication.

    En effet comme vous pourrez le constater à l’écoute des fragments qui vont être lus, ce texte témoigne de ce que peut être une écriture poétique au service de la mémoire et comment une telle écriture rend à l’écart, à la distance entre les faits historiques, cette part de vision que la plupart des récits occultent dans leur transmission sélective.

    Ainsi à partir d’une histoire d’homme nous voyons et entendons l’histoire d’une saison, l’histoire d’une voix et d’un arbre comme autant de fragments d’une mémoire future d’où l’Être surgit plus brûlant que tous les feux, plus haut que les lumières éclatantes d’un sens déterminant de l’histoire.

    C’est d’abord un enfant confronté à la guerre des autres, la guerre des grands qui jouent dans la cour des horreurs. C’est une conversation de la mémoire et du souvenir, cette relation qu’ils entretiennent entre une connaissance antérieure et le toujours présent à l’esprit.

    Ainsi peut-on réfléchir à partir du texte de Jean-Pierre sur le fait que ce n’est pas tant la mémoire, cette connaissance antérieure de l’explosion du corps d’un jeune homme sous les bombes qui frappe l’histoire humaine dans ses abîmes, mais ce qui depuis cette explosion surgit comme Être pour le témoin enfant Jean-Pierre Bigeault.

    Dans ce corps éclaté, émietté éparpillé par l’explosion, simultanément à sa fragmentation, s’informe et s’instruit la verticalité de l’être étouffé, con-tendu par l’uniforme du soldat.

    C’est une verticalité éclatante, lumineuse au sens propre et figuré qui transmet à l’enfant-témoin son message, non pas de paix mais de lutte contre la guerre.

    Cette lutte s’énonce poétiquement à travers la rêverie pour une enfance et un arbre : l’enfance… source puissante de tous les étonnements aussi bien devant le terrorisant que devant le félicitant… l’arbre debout entre les branches duquel l’enfance se réfugie et abrite sa verticalité naissante.

    Entre l’enfance et l’arbre, monte une voix, la voix des disparus de toujours, une voix qui, elle, paraît sans cesse. C’est la voix de la présence, cette voix qu’on entend quand rien ne parle, qui ne connaît pas l’oubli, voix poétique de l’être en devenir sans fin dans le silence, depuis les terminaisons de la parole.

    Cette voix est déstabilisante, elle s’écrit contre les codes des devoirs de mémoire, contre l’arrestation de la langue par la police de cette composition qu’on nous impose de l’histoire en durées continues qui recouvrent la chair sensible du fragment lorsqu’il est investi par le témoin.

    C’est la voix de Jean-Pierre Bigeault dans ses résonances entre hier et aujourd’hui, en cette période que nous traversons, période déclarée « de guerre » non pour conjurer la guerre mais hélas la convier au banquet des armes.

    La mémoire nous fait bien entendre que « l’histoire ne se répète pas » comme écrivait un certain, mais bégaye et c’est dans ce bégaiement que se prononce et s’écrit le sens d’une histoire autre, histoire intervallaire, l’histoire de cet intervalle entre une enfance et son arbre.

    Philippe Tancelin
    prononcé à l’occasion de la signature conférence de J.-P. Bigeault
    le 6/12/2015

100 poèmes donnés au vent

Editions L'Harmattan - 2014

EN REGARDANT LA MER

En regardant la mer

**

Loin devant et peut-être déjà derrière
Ce qui est encore soi te fait signe
Un seul visage de sable et d’eau
Te porte jusqu’à la mer.

Un seul visage à marée basse
Et ce ciel sur le grand lit
De sable et d’eau
En appelle à la nuit des vagues.

Autrefois déjà l’enfant tiré par le soleil
S’en allait ébloui dans le déferlement
Du temps aux flammes d’écume
Et la nuit l’attirait aussi.

Un seul visage lui parlait au cœur de l’eau
Et ainsi la vie te dit encore cette retombée
De la courbe où l’amour même se défait
De son poids pour n’être plus que souvenir.

Trace que tes amis dessinent
Sur le grand visage de sable et d’eau
Pour les guider loin d’ici
Jusqu’au lieu vibrant de la paix.

Loin devant et peut-être derrière
Ce qui est encore toi nous fait signe
Est-ce toi est-ce nous qu’un seul visage
De sable et d’eau porte jusqu’à la mer.

Il y avait ainsi après l’ascension de ce soi
Qui à la fin n’était plus que lumière
Au sommet de la vague
Un repos.

Loin devant et peut-être déjà derrière
Ce qui faisait signe
S’étendait sous la forme d’un grand visage
Devant la mer
Et attendant son retour se creusait
Dans son sable
Pour que l’eau s’y endorme
Dans sa nuit d’eau
Et sa montagne d’étoiles.

 

**

 

J.-P. Bigeault, Août 2013

CENT POÈMES + UN et quelques mots encore pour Christian David

  • J’ai souhaité dire quelques mots autour des poèmes qui vont vous être lus à présent par Sophie-Aude et sont à la fois cent et cent + un, le dernier ayant un statut particulier, puisqu’il échappe à l’ensemble des autres.

    Je les ai écrits pour notre ami Christian David qui s’est lui-même échappé de notre monde le 2 octobre 2013. Je les lui ai envoyés alors que sa maladie avait pris le tour irréversible qu’il connaissait. Le 101ème, confié à sa compagne Bernadette pour lui être lu avant sa mort, lui a été redit par mon épouse au cimetière de Saint-Cloud, le jour ensoleillé de ses obsèques.

    Christian David, philosophe, médecin, psychanalyste, peintre et poète, était un homme des Lumières et un homme lumineux. Mais il aimait la discrétion de l’ombre. Il s’échappait par des trous qu’on voit dans la lumière, si on la regarde de l’intérieur. Sachant que ce qui nous échappe dans la vie n’est qu’un avant-goût de ce qui nous échappe dans la mort, il souriait de ceux qui ont pour ambition de s’emparer du monde, y compris du monde de la vie psychique dont il pensait, comme Freud, que nos grands écrivains l’avaient approché avec plus de finesse que bien des spécialistes. A ces vains conquérants il préférait les poètes.

    La poésie cherche son chemin entre la force qu’offrent les mots et leur fragilité d’êtres de passage, de funambules bel et bien confrontés au vide au-dessus duquel ils avancent et tout autant reculent. La poésie ressemble beaucoup à l’homme. Elle lui montre son destin, non pas seulement dans le livre qu’elle ouvre à son intention, mais directement en lui, dans son corps et son âme mêlés et même entièrement pris dans la nature et la culture, terre, mer et ciel, et coeur compris. Les tâtonnements savants du psychosomaticien qu’aura été Christian David rejoignent à cet égard ceux du poète. Aussi bien la poésie n’est-elle pas un grenier où les enfants se retrouvent avec tout ce que les parents y ont renvoyé comme dans un cimetière suspendu et où, reformant une totalité de cette dissémination constellante, ils se refont un corps à la mesure de l’histoire ? Mes pauvres cent poèmes ne pouvaient refaire le corps de mon ami, mais ils l’aideraient peut-être à se retirer dans ce grenier d’enfance où le corps et l’esprit se rejoignent pour se construire ensemble une échappée -une échappée qui prenne le relais musical de l’histoire bientôt refermée.

    C’est aussi bien le sens de ce rajout du 101ème poème qu’il faut voir tout autant comme un retrait et qui symbolise le détachement de l’un par rapport au multiple, mais sait-on jamais ce qu’il en est de l’appartenance vis à vis du décrochage, ce que, pour parler d’un homme banni de sa patrie -ou de sa communauté comme Spinoza- on appelle « l’exil » ? Prépare-t-on l’exilé à l’exil, et se prépare-t-on soi-même à perdre un ami en chantant par avance ce qui déjà se dessine et que Christian David lui-même dans un de ses textes appelle « l’informe » ? Et peut-on chanter cela, cela précisément qu’à ne pouvoir nous le représenter nous ressentons jusque dans notre corps non pas seulement comme le silence mais le vide, le rien qu’aucune poussière ne matérialise sur quelque lune que ce soit et à laquelle nous pourrions nous raccrocher ? C’est pourtant ce que nous faisions – du temps où il était encore en vie- de nous chanter ces passages de la forme à l’informe et ces retours encore possibles de l’informe à la forme dont la poésie entre nous reprenait à sa façon les va et vient entre l’inconscient et le conscient qui étaient le lot commun de nos pratiques. Les limites de nos expériences et leur franchissement parfois hasardeux nous étaient d’ailleurs à cet égard aussi nécessaires que ceux de l’art vécu au quotidien par les pauvres humains qui s’y mesurent. Car quelle créativité -fut-ce précisément celle de la psychanalyse- peut s’affranchir du risque de la vie et du côtoiement avec la mort qu’il implique jusque dans la constitution du désir ? Dans quel au-delà l’objet perdu de l’art peut-il ainsi être retrouvé ? Spinoziste, Christian David s’en tenait aux ressources de la nature et de la matière dont à ses yeux la complexité suffisait pour que notre modestie d’aventuriers en humanité nous dispense de nous prendre, comme cela se voit, pour de nouveaux prêtres. L’homme, rien que l’homme, et le psychanalyste logé à la même enseigne hors des consécrations illusoires, conduisait sa vie. A l’heure d’accomplir son destin, Christian David a choisi la mort, dès lors que sa nécessité s’imposait. Stoïque assurément, cette position relevait aussi d’une esthétique au sens noble de l’accomplissement du geste, tel que Rilke peut l’évoquer pour sa retenue, dans sa Deuxième Elégie centrée sur les amants. Ainsi le mourir comme l’aimer peut-il relever d’une sorte d’accueil qui associe le désir et la soumission dans un effleurement de l’altérité alors absolue de l’autre en son étrangeté, ou comme le dit Christian David dans son dernier article « le corps (est un) étranger » son « étrangereté ».

    Mais cette volonté, cette dernière volonté comme on dit, résonne si intensément encore dans le silence où notre amitié s’est jetée à la façon d’un fleuve dans la mer, qu’il me faut ici l’évoquer pour ce qu’elle donne de force aux éléments qui la composent.

    C’est le dernier jour où nous nous voyons et je me tiens devant lui pour le quitter. Il se redresse sur son lit et, me tendant la main, me dit avec la douce fermeté du roi sans royaume qui pourtant règne sur cette partie encore émergée de lui : « Adieu »… et son regard vient au-devant du mien et l’emporte, au-delà de cet îlot de terre que nous partageons pour un instant, m’associant au grand cercle marin qui n’a jamais cessé il est vrai de nous entourer, la mort dans son intrication avec la vie nous étant familière depuis longtemps.

    Cet adieu appelait une réponse qu’il me semblait que mes poèmes n’avaient pu apporter et c’est alors que j’ai écrit le 101ème en rêvant d’un autre chant qui sans aucun doute ne me satisferait pas davantage. Car nous voudrions un monument digne de celui que nous perdons. Un monument qui aurait la consistance symbolique de son implantation dans « un autre monde », mais un monde assez semblable au nôtre pour qu’on puisse y bâtir une maison. Donner forme à l’informe ! Mais soudain la dialectique implicite à toute création – pour qui sortir de la forme, la subvertir est une loi vitale – me revenait à l’esprit. Et surtout je pensais à la réalité de Christian David.

    Pouvait-on l’enfermer dans son œuvre, comme le ferait la notice nécrologique qui lui serait consacrée ? L’autorité de sa pensée méritait-elle qu’on lui donne le pas sur la complicité qu’il avait avec les chats, sur son amour de la musique, sur l’amour tout court qui avait été son objet d’étude et certainement bien davantage ? En amitié la fidélité de cet ami avait pour socle l’indépendance qui est une solitude choisie. L’exil volontaire peut être une réponse à la menace d’emprisonnement. Un psychanalyste digne de ce nom peut-il se laisser prendre au piège du consentement à la violence du pouvoir, fut-ce le sien ? Plutôt se retirer à cette distance de soi, sur ce sommet si peu que ce soit détaché de la chaîne d’où le paysage qui se découvre se confond avec les nuages, « les merveilleux nuages » dont parle Baudelaire.

    Qu’on soit un peu pris de vertige à ces hauteurs, qu’on se tâte pour tenter de savoir si on ne fait pas soi-même partie de ces nuages, faut-il s’en étonner ? La mort de notre ami nous livre à une incertitude telle que celle qui nous pénètre la nuit, si un bruit nous réveille dans une maison que nous ne connaissons pas. Nous ne croyons pas aux fantômes mais comment ne pas penser à cette « ombre qui marche » dont parle Shakespeare. Pourtant l’ombre est une partie de la lumière. L’exilé renvoie la question des racines à celle du soleil qui brille pour tout le monde. Qu’est-ce qu’une vie ? Qu’est-ce que la vie ? Chanter, dit l’ombre chère, et en effet si la matérialité de la parole n’empêche pas les mots de voler depuis au moins Homère, c’est aussi que la légèreté doit être rendue à l’être, c’est aussi que le silence doit passer dans la musique comme entre le patient et son analyste.

    Aussi bien, après que la séance est retombée, n’est-ce pas la main de Christian David que nous voyons dessiner sur le papier les lignes croisées de l’ombre et de la lumière, telles qu’elles poursuivent en lui leur parcours chromatique. Car c’est qu’il s’agit de ce qu’on appelle en musique une fantaisie, composition qui associe la liberté et la rigueur. Mais voilà bien sans doute de quoi secouer les colonnes du temple, quand la théorie rigidifiée se substitue, comme il arrive, à l’atelier de création. L’attention du psychanalyste n’est pas seulement flottante, elle est celle d’un homme qui ne renonce pas à ce qu’il sent. Car nous savons que nos patients nous demandent d’être nous-mêmes au delà parfois de ce que, malgré notre expérience, nous en connaissons. C’est le métier qui le veut, plus proche à certains égards de celui du trapéziste dont le filet rassurant risque toujours de ramener l’art à sa technique au mépris de l’enjeu qui la dépasse. « Plutôt que de dire de moi : Christian David, psychanalyste, dites plutôt »-me confiait l’intéressé – « a pratiqué la psychanalyse » car, ai-je compris, la pratique n’est pas un statut ni même une fonction mais une action quelque peu aventureuse, telle celle d’Ulysse œuvrant avec la mer et le ciel sans oublier les dieux et les passions. Pour rendre la vie à la vie, Vincent Van Gogh ne devait-il pas se jeter dans les blés, bravant dieu sait quel soleil, et il était le jaune jusqu’à la nuit. Christian tournait autour de la Sainte-Victoire comme si la psyché débarrassée de sa forme conventionnelle allait devoir retrouver dans une vision de sa complexité la structuration d’un tableau de Cézanne. Mais c’était à la musique de Schumann qu’il revenait. Car l’artiste a une dette vis à vis du monde. Et le monde lui doit ce qu’il devient. Et dans une amitié entre deux hommes ce qui revient à chacun n’est sans doute que la part de l’autre en soi, comme entre le musicien et l’interprète, quand les identités se rejoignent sans pour autant se confondre.

    Mes cent poèmes donnés au vent appartiennent donc à un air en mouvement qui était celui qu’à la fois nous respirions et nous chantions, et nous n’en tirions que la gloire de nous entendre comme ceux qui écoutent la mer dans les coquillages. Peut-être étions-nous des coquillages tout aussi bien. Mais le vent soufflait et il souffle encore, et si vous l’entendez à votre tour, sachez qu’il vient de là-bas où nous allons, comme ce qu’on appelle l’esprit, cette forme sans forme d’une vie qui nous échappe ; rattrapez-la et laissez-la s’enfuir à nouveau. Cette fuite de la fugue après la toccata ne dit pas que la dureté de l’exil, elle offre la chance du retour, mais le retour n’étant pas toujours la répétition du souvenir, elle annonce, elle prophétise, il y a de l’avenir dans la perte, du rire jusque dans les larmes et bien sûr si quelqu’un le sait ici, c’est Bernadette la compagne de Christian, l’amie depuis plus longtemps encore, dont la peine n’a pas éteint le goût de peindre et d’être avec nous dans la continuité de ce vent qui nous inspire et dans lequel je vois le sourire de celui à qui cette soirée, ce poème Temps bleu fil noir illustré par Bernadette et mon modeste ouvrage sont dédiés.

    L’ami Christian David s’était depuis longtemps retiré dans un pays plus accueillant que celui qui se reconnaît dans les organisations où la pensée s’installe comme l’argent dans les coffres. C’était une île où soufflait le vent, et où les idées, comme les couleurs et les sons, suivent les chemins des côtes escarpées au risque de tomber à l’eau, et même parfois s’envolent, afin de se poser plus loin sur une pierre qui se tient debout au milieu des vagues. Il dessinait, il peignait, il écrivait comme, quand on écoute la rumeur marine et les cris qui la traversent, on voit ce qui se cache dans l’épaisseur du bruit qui encombre la connaissance, et le silence revient de loin. La psychanalyse si malmenée par ceux qui la jalousent, y compris parfois ses gardiens zélés, fut aimée par Christian David pour ce qu’elle exigeait de présence à l’intime, dans ce que l’intime a de si vaste en lui qu’il ne s’ouvre qu’au vent du large.

    C’est ce que j’ai reçu de lui et que j’ai tenté de lui rendre en écrivant ces 100 + 1 poèmes et encore avec ces mots que je vous remercie d’avoir accueillis pour rendre grâce à sa mémoire.

    _

    Jean-Pierre BIGEAULT a écrit ce texte en août 2014, en pensant déjà à l’hommage qu’il voulait rendre encore et déjà
    à son Ami,
    ce 30 novembre 2014.
    J.-P. BIGEAULT